À un mois d’intervalle à peine concernant leur sortie respective, Pablo Larraín offre dans des langues différentes, sur deux continents voisins, deux biographies historiques. Ce qui surprend n’est pas tant le stakhanovisme (pour un cinéaste pouvant arguer de sa régularité) que l’ampleur ambitieuse. Excellente exploration narrative, dans une tradition littéraire latino-américaine identifiée, au Chili avec la figure poète et militante de Pablo Neruda. Impitoyable et somptueux drame du veuvage pour une incursion états-unienne, par la grande porte de la dynastie Kennedy. Le risque n’était pas celui du ratage strict, plus de voir Larraín s’enferrer, avec la respectabilité que ce coup sur coup prestigieux implique, dans un endimanchement des films à costumes en carrière internationalisée. L’Histoire politique, plus exactement sa fabrication idéelle à partir d’êtres de chair et de sang, il l’a déjà traitée. Neruda autant que Jackie apparaissent comme un grossissement, en miroir l’un de l’autre, de ses portraits par les coulisses de figures publiques et moments historiques.

Dans une culture nationale ne manquant pas de déférence pour la poésie, la figure de Neruda peut faire office de statue du commandeur (c’est la sienne que le jeune Jodorowsky estime opportun de bafouer dans Poesía Sin Fin). Sa renommée, comparable à celle d’une rock star, ce fils d’ouvrier la met au service des lendemains qui chantent, en représentant influent du Parti Communiste. Trop influent pour ne pas se voir inquiété à la fin des années 1940, poussé à une clandestinité l’obligeant à réformer son mode de vie. Mais trop influent aussi, en vérité, pour qu’une arrestation réelle ne soit à l’avantage du régime (alors obligé d’appliquer des sanctions qui pourraient le mettre au bord de l’émeute ou de l’incident diplomatique). D’où la situation absurde d’un persécuté politique, traqué, mais, de grâce, jamais pris pour de bon. Ce n’est pas ainsi cependant que l’entend le commissaire Peluchonnau (Gabriel García Bernal), Achab du pauvre faisant de sa proie enrobée son Moby Dick. Il y a du Conformiste dans ce petit monsieur sur-adapté, noyant les peines de l’illégitimité dans le courant dictatorial où nager à plein courant, avec plus de zèle même que ne le voudraient les gros poissons. Puisqu’Almodóvar a tant apprécié Neruda, qu’on nous pardonne au sujet de son narrateur obsessionnel la boutade de Kika, qu’il faut être, ou fasciste, ou de la jaquette, pour porter sans gêne la moustache.

Fasciste, Peluchonneau l’est assurément. De ce fascisme ordinaire qui attend que la dictature se durcisse pour vraiment donner dans le bourrage de côtes (Pinochet fait son apparition, par les exactions annonçant celles massives de son propre régime). Quant à ses inclinaisons… Vieille recette des rivalités où il fait bon « penser à l’opposé » du sentiment proféré. Son obsession pour le grand homme à faire chuter (Luis Gnecco) ne va pas sans une composante amoureuse, un homo-érotisme qu’il trahit quand, sur les ondes, il décrit sa cible, d’abord en ennemi d’État, mais encore (suite à la défection d’une ancienne épouse à l’y trahir par une appellation de bigamie) en amant inoubliable. Paradoxe de vouloir coûte que coûte s’approcher de celui élu de sa détestation. Il y a de la jalousie dans la voix de l’enquêteur, quand il remarque, en s’introduisant de force chez lui, que ses objets d’arts sont le seul amour de son adversaire. Idée brillante de faire incarner le peine à jouir par un bel homme et celui qui s’est élu de ses propres écrits comme l’amant du Chili par un ventripotent. Neruda est un jouisseur, un petit garçon gourmand dans un corps d’homme bien en chair. Son aristo de compagne (Mercedes Morán) n’a pas même l’air de prêter attention à ses frasques. C’est là un point commun avec l’époux Kennedy, sa différence avec Jackie : comme elle l’explique lucidement elle-même, sa position l’obligeait à choisir entre pouvoir face au monde et au lit. Le poète communiste obtient les deux gratifications d’un même souffle. Neruda s’est battu pour tout avoir. Il est maintenant au-dessus de tout. On lui enlève son confort ? Qu’à cela ne tienne, sa moitié proclame, avec son assentiment, l’hygiène une valeur bourgeoise. Mais leur point commun ? L’incarnation vivante d’une mythologie collective, progressisme aristocratique (dont on peut discuter la réalité du premier terme) pour Jackie, radical-chic (où le même prend le dessus dans la fuite maquisarde) pour Neruda.

Jackie et Neruda sont de ceux qui font l’Histoire. Peluchonneau apprendra cette distinction à ses dépens : lui qui croyait raconter l’histoire se découvre personnage secondaire, pantin à la gloire du poète. Boucle borgésienne où il se retrouve à subir les évènements dont il croyait, à tort, être le créateur. Les policiers signent rarement le livre. L’allusion finale à Ruiz, à l’avantage de Neruda, éternel affabulateur, n’est pas fortuite. Cet effort de mythologisation est au cœur de Jackie, où l’héroïne (Natalie Portman) saisit avec une prescience, remarquable ou déplorable, l’importance des funérailles du président abattu, de la mise en mémoire, et en images, d’un épisode national traumatique. Si Kennedy n’a pas été Lincoln, il aura la procession en grandes pompes qui lui assurera un statut similaire dans l’imaginaire collectif. Il en va de son honneur… et de la survie d’une première dame qui ne compte pas finir ses jours recluse à Boston. Jackie connaissait ses gammes, le tournant publicitaire de la vie politique lui était familier (la visite qu’elle effectuait pour des caméras de la Maison Blanche contient tout ce qu’il faut : infantilisation du public, diktat du sourire). Elle perçoit immédiatement que sa douleur réelle –une rage étouffée, amèrement désespérée – doit pour les caméras laisser place à une honorable élégie… effectuée avec un tel zèle que ce grondement, sa défaillance, se trahissent au monde. Cette mise en cérémonie de sa peine atteignant un pic de morbidité avec la remise en terre de deux enfants perdus, enterrés de nouveau aux côtés de l’époux, et père, décédé. Jackie a beau ne pas vouloir publiquement parler la langue de la noirceur, cette part d’ombre exsude d’elle de toutes parts. C’est celle qu’il lui faut gommer dans les relectures.

Il y a bien du triomphe dans Jackie, mais d’un triomphalisme pervers : célébration de la médiatisation, accomplissement aux limites du marketing. Jackie participe à la création d’une marque, celle de la dynastie Kennedy. Natalie Portman excelle à rendre saillante cette perversité latente, l’aspect simultanément trouble et résolu d’une personnalité en temps de crise. Larraín est un cinéaste rusé. De sa famille politicienne, il a non seulement gardé le sens de l’observation politique, mais un certain instinct pour la politique politicienne : son film est autant à même de plaire à ceux que la mythologie Kennedy rebuteraient qu’aux autres qui s’y identifieraient. Car là n’est pas sa question. Quel rapport le cortège entretient-il avec la douleur d’une veuve ? Quels sont les liens de sa persona médiatique à ses désarrois privés ? Jackie n’est pas Bobby : elle ne se demande pas si le défunt aurait pu mieux faire, mais comment faire avaliser comme version de l’Histoire qu’il avait de toute façon tout fait très bien. Et pour ce faire, qu’est-ce qu’elle voit juste. Les moyens employés sont merveilleusement, désespérément, ceux des temps à venir. Ceux que Larraín a déjà filmés, ceux de la publicité.

Il ne faudrait pas en conclure que son film donne à ricaner. C’est au contraire un mélodrame d’une extrême puissance. Qui tire précisément sa force mélodramatique de cette ironie (ce visage buté, sous son voile noir, qu’expérimente-t-il d’une marche aussi mégalomane ? que comprennent deux petits en beaux habits de ce bain de foule, ce n’est pourtant pas leur anniversaire ?). Sirk terminait l’un de ses grands mélos par une procession funéraire d’une ironie chargée – Imitation of Life. C’est bien de cette imitation de la vie dont il s’agit, pour ceux qui chez Larraín ont la capacité d’écrire la version publique d’eux-mêmes. Se sentent-ils eux aussi parfois minuscules, derrière cette image fictive collectivement entérinée, ceux qui sont du côté du pouvoir, du privilège, de la vanité ? Neruda, il ne semble pas (c’est au contraire le décor qui devient trop petit pour lui dans la dèche). Jackie, parmi les bibelots et les tables interminables, parfois, oui. Si le deuxième film marque plus encore que le premier, cela ne doit pas à son jeu sur les textures (plaisir de voir le logo Technicolor au générique), ou à une fragmentation narrative élégante dans sa discrétion (l’enchâssement plus exhibé de Neruda ne va pas sans sa jubilation propre), ni même aux mélodies de Mica Levi, en comparaison de tropes de la solennité plus attendus (Jonny Greenwood ou Penderecki en accompagnements de la fuite vers les montagnes chiliennes), mais par cette solitude foncière d’une petite femme, grande dame. Plutôt Jackie ou Marilyn ? Plutôt Neruda ou Jackie ? Car ce qu’on pense d’elle compte à ses yeux… à ceci près qu’elle semble jusqu’à un certain point en mesure d’en décider elle-même. Ce faisant, elle s’impose, déjà, en sombre reine de 2017. Conjurant l’effroi devant le néant par la quête d’attention. « I used to make them smile. »

NERUDA
Réalisé par Pablo Larraín
Avec Luis Gnecco, Gael García Bernal, Mercedes Morán
Sorti le 4 janvier
JACKIE
Réalisé par Pablo Larraín
Avec Natalie Portman, Peter Sarsgaard, Greta Gerwig
Sortie en Suisse romande le 26 janvier et le 1er février en France
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