À l’occasion d’une nouvelle édition du Vevey International Funny Film Festival, pourquoi pas (plutôt que simplement pourquoi ?) proposer une liste de cinquante comédies ? La liste suivante est subjective et ne prétend pas à une fonction encyclopédique. Chaque cinéaste n’étant cité qu’une fois, des œuvres moins connues sont parfois préférées à de plus importantes pour l’histoire du cinéma dans l’œuvre de l’artiste concerné. En lieu et place de quelques classiques établis, que j’aurais par ailleurs tout à fait pu citer (Dr. Folamour, Playtime, Un Jour Sans Fin), se sont intercalés des titres qui profiteraient plus d’un coup de projecteur. L’absence de de la comédie italienne traditionnelle tient en revanche pour une large part à une méconnaissance (bien que Dino Risi aurait pu faire une entrée méritée). La branche délicate de la comédie involontaire n’a pas non plus été retenue (désolé Tommy Wiseau, The Room reste cependant à jamais gravé dans notre cœur et notre mémoire). Il y a enfin les cas limites : La Valse des Pantins, Crumb, Chasing Amy, sont-ils des comédies ? Il aura été répondu par la négative, tandis que d’autres œuvres difficiles à ranger dans une case ont néanmoins trouvé une place ci-dessous. Le purisme du genre est ici de peu d’importance, il s’agissait avant tout d’écrire sur les films volontairement drôles portant le plus haut une conception que je rejoins de ce qui fait (quand bien même tout a d’excellentes raisons de faire) rire. (Nb : Pas de séries. Exit donc Louie, Curb Your Enthusiasm, Extras, Portlandia.)


After Hours (1985, Martin Scorsese)

Un employé de bureau expert en informatique (Griffin Dunne) se rendant dans le quartier bohème de Soho pour un rencard avec une jeune artiste (Rosanna Arquette),  est alors loin de se douter que la mauvaise herbe et la perte d’un ticket de métro ne sont que le début d’une nuit dont le cauchemar existentiel culmine en sa transformation en une statue peu éloignée du Cri de Munch. Ou quand le projet de tirer son coup débouche sur craintes et tremblements, un égarement kafkaïen au bout de la nuit. L’influence de Scorsese (ne serait-ce que par les salves verbales outrancières de ses fresques mafieuses) sur la comédie contemporaine est profonde. Il reviendra réclamer son dû, empoigner la couronne qui est sienne, avec l’insolence euphorisante du Loup de Wall Street, hurlement prédateur mettant à lui seul K.O. une décennie de comique U.S. de la trangression.

Aprile (1998, Nanni Moretti)

Quand Nanni Moretti apprend en 1994 l’annonce de la première élection de Silvio Berlusconi à la tv, il s’allume un premier (gros) joint. Aprile suit, sous un angle autofictionnel, la période de cette prise de pouvoir, imaginant le cinéaste désireux, mais incapable, de fournir une œuvre de cinéma sur le sujet (après avoir entamé la réalisation d’une comédie musicale sur un pâtissier trotskyste), tandis qu’il expérimente sa première paternité. C’en est trop pour lui, ne lui reste comme exutoire que la provocation pharisaïque (« et si j’allais faire chier Daniele Luchetti sur le tournage d’une pub Barilla ? »). Les meilleurs moments, comme souvent chez l’auteur, sont tirés de son propre quotidien de spectateur. Ainsi de ses supplications, face à son écran, à un opposant à Berlusconi passif (« Dì qualcosa di sinistra ! (…) Dì una cosa ! »), ou de sa séance, choisie sur la foi du titre, de Strange Days… le laissant plus dépité encore que Henry : Portrait of a Serial-Killer dans Journal Intime. Ce désarroi n’est pas sans lien avec le sujet central du film. La vaste farce socio-politique du berlusconisme a été permise par un désert culturel orchestré de longue date par le ploutocrate lui-même. Moretti dénonce la disparition de l’humanisme comme un facteur légitimant une telle figure. La bêtise auto-satisfaite, le droit revendiqué à toutes les gratifications primaires, ne cessent apparemment dans les pays riches d’aboutir à de tels résultats. Nous semblons encore de loin de voir le bout de ces jours étranges, cet avril des démocraties.

Ariane (1957, Billy Wilder)

Billy Wilder a réalisé deux portraits de femmes (l’un et l’autre liés à la France) avec Audrey Hepburn : Sabrina, Ariane. Deux films où il semble se battre (et à cette occasion gagner) contre son propre cynisme. Le second de ces titres fait précisément incarner à l’actrice la fille d’un détective cynique (Maurice Chevalier) dont elle a hérité de l’instinct inquisiteur sans que ce bagage n’implique son état d’esprit. Fascinée par un sujet récurrent des enquêtes de son père, un incurable séducteur américain (Gary Cooper), elle le prévient de l’attaque imminente d’un mari jaloux dans sa suite à l’Hôtel Ritz. Quand l’ingénue se fera passer pour aussi rouée que lui, témoignera-t-il de la même largeur d’esprit qu’il exige des autres ? Le Paris stylisé de ce récit de filature et quiproquos évoque autant Lubitsch (« What would Lubitsch do ? » demandait un écriteau face au bureau du cinéaste) que Guitry. Le film marque le début d’une collaboration avec I.A.L Diamond au scénario, qui résultera en une série d’inoubliables classiques. À la fois récit d’initiation et conte d’une réinvention, un joyau d’une splendide élégance plastique.

Au Revoir Charlie (1964, Vincente Minnelli)

Un coureur de jupons parmi la jet-set se fait abattre par un mari jaloux et se retrouve réincarné… en une jeune blonde affriolante (Debbie Reynolds). Ce postulat typique de comédie de la crudité (empêtrant un prétentieux dans les déboires du deuxième sexe) semble en premier lieu servir à une revanche, le trépassé se confrontant sous cette identité de façade à des ex pas non plus en reste. (Blake Edwards rejouera le motif de l’inversion dans Switch). Peu à peu le projet dérive vers un trouble plus incertain, tandis que l’amitié du seul homme conservant sa mémoire à qui il a confié son secret (Tony Curtis), se mue en désir. La réapparition finale de la « vraie » jeune fille, libérée de cette possession, hébétée face à celui qui devait jusqu’alors voir « à travers » elle, ou plutôt son enveloppe, est un pic émotionnel, tout en understatement, d’une œuvre consacrée à la manière dont certain/es se retrouvent pris/es dans le rêve d’un autre. Le réveil est une tranquille, quoiqu’encore un peu confuse, libération. Il n’y avait pas moins vulgaire, pas plus raffiné, que Vincente Minnelli… raison pour laquelle il a pu réaliser, sur le plus vulgaire des sujets, la moins vulgaire des fables.

Barcelona (1994, Whit Stillman)

Dans ce second opus, également partiellement autobiographique, de sa trilogie de la « Urban Haute Bourgeoisie », Whit Stillman revient sur ses années à Barcelone. Un financier introverti (Taylor Nichols) reçoit la visite de son cousin (Chris Eigeman), officier de la marine aussi chauvin que vaniteux (il estime le port de l’uniforme obligatoire en toutes situations). Leurs rencontres avec les locaux (ou, surtout, les locales, le film se concentrant sur leurs relations conjugales respectives) rejoue le trope du Nouveau Monde ingénu face au Vieux Continent et ses vieux tours. Dans un climat d’anti-américanisme avivé par la présence de l’OTAN autour de la péninsule méditerranéenne, le ton se durcit, jusqu’à ce que les évènements, dépassant la comédie de manières dont Stillman s’est fait un maître, ne prennent un tour dramatique. D’une magnificence visuelle de tous les instants, d’une intense mélancolie sous sa surface adoucie, le plus beau film d’un cinéaste attachant et précieux.

Bonjour (1959, Yasujiro Ozu)

Pour l’obtention d’une télévision, deux gamins se lancent dans une grève du silence qu’ils tiendront avec pugnacité. La parole est au cœur de ce film tendre. Non pas tant la docte que l’ordinaire, celle de la pluie et du beau temps, de ce qui nous relie par la politesse, le partage d’un lieu commun. Sur ce fond d’échange aussi vieux que l’humanité, Ozu observe la modernisation du Japon (dont la petite lucarne devient ici le symbole), le déplacement qui s’opère d’une génération à l’autre (le film en couvrant trois)  tandis que l’occidentalisation déséquilibre un tissu social qui ne parle plus tout à fait la même langue. Alors même qu’ils refusent de parler, les petits butés ne cessent ici d’en raconter – ne serait-ce que par leurs pets, qu’Ozu collectionne avec un enthousiasme effrontément puéril. La vie entière se trouve accueillie, dans une poésie du quotidien qui en passe, pour une grande part, par l’amusement devant celui-ci.

Céline et Julie vont en bateau (1974, Jacques Rivette)

Sur les décombres d’un projet de film de terreur (il faudrait interroger plus avant le rapport intime entre l’expérience esthétique du rire et de la peur), Rivette signe avec deux comparses (Juliet Berto, Dominique Labourier) cette rêverie estivale, soixante-huitarde et carrollienne, dynamitage de l’intérieur d’un cinéma de chambre bourgeois, qu’il parodie dans la dernière partie avec une hostilité n’empêchant pas la méticulosité (ce qui lui reste de Henry James), tandis que deux gaies tarées prennent les commandes du navire, celles que le patriarcat leur refuse ordinairement. Un cinéma fondamentalement de gauche, mariant l’avant-garde au sens du spectacle. Rivette, encore et toujours à ré-explorer, cinéaste secret et joueur, qui le temps de tournages sortait de silences – parfois inquiétants et douloureux – pour échanger avec des partenaires respectées comme peu d’autres metteurs en scène peuvent s’en targuer. À revoir chaque été, quand la tiaffe dissuade d’en faire autant que Céline et Julie.

The Color Wheel (2011, Alex Ross Perry)

Devant récupérer ses affaires chez le prof qui l’a quitté (leurs retrouvailles dans son appartement seront l’occasion d’un face à face digne de Philip Roth), J.R. (Carlen Altman) embarque Colin (Alex Ross Perry), son frère empoté, dans un road-movie au noir et blanc granuleux, rejouant jusqu’au malaise tous les clichés du film de losers bavards. Entre celle qui peine à réaliser son rêve de devenir miss-météo et celui qui s’est fait un cocon résigné, asexué, du logement pavillonnaire chez papa-maman, le court-circuit constant a valeur d’échange, dans une friction permanente. Leur odyssée de la disgrâce (culminant chez d’anciens collègues de classe trop désireux d’enfoncer le clou de la honte sociale) se termine loin des autres, dans une cabane au bord de la route, en un final glorieux, trop bon pour être dévoilé, faisant un sort à toute gêne et tout regret. La subversion a- (voire, parfois, anti-) sociale de Perry se révèle pleinement dans ce doigt d’honneur, nonchalamment no future, à toute conformité, toute normativité. En deçà autant qu’au-delà de ce que d’autres appellent la « réussite », frère et sœur touchent au chaos vitaliste dont se nourrit ce cinéma d’une radicale, et réjouissante, négativité.

 

Comment Savoir (2010, James L. Brooks)

Comment savoir… comment une rom-com peut coûter 120 millions de dollars ? Demanderont les mauvaises langues. La raison tient aux cachets (de Jack Nicholson et Reese Whiterspoon en premier lieu). Il en va dans la modernité du charisme comme de l’art : ils sont à proprement parler inestimables, ce qu’indiquent des prix au-dessus de la valeur du marché. L’ironie du prix étant ici qu’il est au service d’un récit de déclassement, pointant à une chimère sous-jacente du cinéma de James L. Brooks, celle d’un « capitalisme à visage humain ». Une sportive mise sur la touche (Witherspoon) oscille entre intérêt pour un financier lui aussi en pleine crise socio-professionnelle (Paul Rudd) et un athlète à qui tout au contraire réussit (Owen Wilson). Brooks témoigne souvent d’un souci de réhabilitation dans son œuvre pour les personnages trop facilement sacrifiés par la dramaturgie : son sportif fortuné et superficiel n’en est pas moins un type finalement charmant. Il paraîtrait tout à fait compréhensible qu’il soit (comme il est, hors de la comédie romantique, statistiquement d’usage) le prétendant choisi face à un désespéré. Le cinéaste est également un représentant de la dimension perfectionniste de la comédie américaine, légitimant certains coups de folie quand ils sont la condition d’un changement profond. Les ruptures de ton abondent, parfois au sein de la même scène (le gag du discours édifiant à la maternité qui n’a en réalité jamais été filmé), générant un trouble inattendu et réel. Surpris par leur propre comportement, les héros de ce conte lui donnent, au-delà d’un conformisme qui n’est que façade, un mystère et une grâce désarmants.

Desperate Living (1977, John Waters)

Pour avoir assassiné son riche époux, une bipolaire (Liz Renay) fuit en compagnie de sa bonne (Jean Hill) vers une communauté post-hippie, pré-punk, et surtout totalement white trash, dans la campagne voisine de Baltimore. Autant en déflorer le moins possible sur cette orfèvrerie du mauvais goût, d’une force contestatrice intacte, mélange d’humour et de rage à la gloire même pas ironique (toute la comédie est là) de psychotiques en marge d’une société purement et simplement honnie. L’entière réussite d’un cinéaste se doutant qu’il fallait, pour s’en tirer avec autant de révolte devant la désespérance de ses congénères, beaucoup de capacité à les amuser. En rejouant une fois de plus le précis de sagesse watersienne (Pink Flamingos) : « I guess there’s just two kinds of people : my kind of people and assholes. »

Éclairage Intime (1965, Ivan Passer)

Rats des villes et rats des champs s’unissent à l’occasion de la visite d’un musicien praguois au chef d’orchestre d’une fanfare locale. Des festivités archétypales de la campagne tchèque s’ensuivent. Muni d’une capacité d’observation fondue dans une sensibilité à fleur de peau, Ivan Passer accomplit ce joyau de simplicité, magnifiant le quotidien d’une retrouvaille. On a pu parler de « comédie triste », au sujet de ce film où rien de dramatique n’advient. Il est vrai qu’en s’accrochant au moindre instant, Passer révèle le caractère précieux de ces évènements fugaces, dévorés par le temps… celui dont une jeune femme saisit le travail quand elle se retrouve face à une vieille ménagère vantant son acrobatie d’antan, ou la procession funéraire qu’elle ne peut s’empêcher de suivre le long d’une route. Chez Passer, le néant n’est jamais loin, ne rabaissant pas, mais au contraire rehaussant la valeur d’une chaleur humaine.

En Cloque Mode d’Emploi (2007, Judd Apatow)

Si Funny People est le titre qui condense le plus complètement de quoi Apatow est le nom (dans ses aspects les plus problématiques comme les plus louables), Knocked Up est sa grande réussite à ce jour. Elle n’en est pas moins singulièrement étrange. Il lui a parfois été reproché, au sujet d’une grossesse non-désirée, de ne pas vraiment discuter la possibilité de son interruption. Sa bizarrerie réside surtout ailleurs : alors qu’Apatow filme deux personnages faisant face ensemble à cette situation, il s’intéresse autant (pour un moment plus) à la relation de l’homme concerné à son beau-frère (un type marié en tous points dissemblables à ce grand gamin glandeur). Une bromance sur fond de gestation, où se dessine un partage déconcertant entre partenariat sexuel, éducatif… et affection masculine. Un insert crû à la maternité révèle la terreur sous-jacente à cette division. Les carrières subséquemment respectives de Seth Rogen et Katherine Heigl enfoncent quant à elles, mises en comparaison, tristement le clou de qui est ici le véritable centre d’intérêt. Autour de lui, il est touchant de voir l’attention qu’Apatow porte aux poulains de son écurie conviés pour l’occasion (dont un Martin Starr, hirsute, dont le moral n’était alors pas au beau fixe). Parmi leurs incessantes joutes verbales le film propose incidemment un rare moment de communion intellectuelle autour de la résonance culturelle particulière de Munich.

Le Fantôme de la Liberté (1971, Luis Buñuel)

Buñuel et Jean-Claude Carrière jouent à plein du renversement des valeurs dans cette association (qu’ils ne voudraient pas) libre de sketchs surréalistes : illustration d’une société où le tabou serait non pas les toilettes mais le manger, renversant littéralement le grand rite social ; ouverture sur un épisode – véridique – des guerres napoléoniennes voyant des rebelles fusillés hurler devant leur mort « À bas la liberté ! », parents consternés qu’un inconnu ait refilé des photos obscènes à leur enfant dans le parc… celles-ci s’avérant des vues de lieux touristiques. Le cinéaste et son scénariste mettent le monde sens dessus dessous dans une méditation intense (et finalement profondément sérieuse) sur le déterminisme, l’illusion du libre-arbitre, l’implacable nécessité se révélant par la loi des grands nombres. Ce faisant, c’est avec rigueur, logique, qu’ils recouvrent une liberté (nécessairement) relative : celle de la création artistique. Et la Compagnie de Saint-Joseph, pour un anticléricalisme ne cachant pas une certaine tendresse pour la bêtise. La même que nous renvoie le regard vide d’une autruche égarée.

Fever Pitch (2005, Farrelly Bros)

La première moitié des années 2’000 marque l’acmé du style des Farrelly Bros, avant un affaiblissement artistique, au moment où la comédie américaine, adoubant Judd Apatow, sacre le primat du comique verbal sur le physique. Juste avant cela, les frangins auront tout donné. Osmosis Jones plonge tête baissée dans l’expérimentation visuelle, le trio de L’Amour Extra-Large, de Deux en Un et de Fever Pitch approfondit, avec une délicatesse désarmante, une veine humoristique avoisinant de plus en plus le mélodrame. Fever Pitch est l’étape finale de cette émouvante démarche. Adaptation d’un roman de Nick Hornby, transposée aux États-Unis avec un fan des Red Sox, le film étudie les difficultés relationnelles découlant d’une obsession… en l’occurrence sportive, mais analogie parfaite pour la cinéphilie, ou toute passion dévorante. « Tonight you broke my heart », s’exclame le personnage incarné par Drew Barrymore. Et le nôtre avec. Personne n’a mis plus de cœur dans le burlesque ces dernières années que les Farrelly, tout au long d’une carrière déviée de son cours irréprochable après cette admirable fin de partie.

Fiancées en Folies (1925, Buster Keaton)

Afin de toucher un héritage, un célibataire (Buster Keaton), qui n’a jusqu’alors osé se déclarer à une prétendante, doit, condition posée par le défunt, sceller un mariage avant sept heures du soir de la même journée. Après s’être aliéné celle qu’il courtisait depuis un an en lui expliquant la nature financière de l’arrangement, puis vérifié son peu de charme au naturel sur des inconnues, il fait passer une annonce dans un journal… dont le succès le dépasse amplement. S’ensuit une ahurissante course-poursuite, prouesse technique poussant Keaton dans sa paradoxale zone de confort, celle de la performance au péril de sa sécurité physique. En à peine moins d’une heure, Fiancées en Folie exprime le génie logistique et gymnastique de l’acteur-réalisateur, cela sur un enjeu tant social qu’intime : la conjonction dans l’institution du mariage de l’attachement et de la vénalité. L’enjeu, potentiellement mesquin, se trouve déplacé par la force de sidération induite par le dispositif sportif, un corps en fuite poussé aux limites de lui-même. Chuter pour bien atterrir, s’extraire d’une situation en courant à travers à elle. Peut-être pas le plus gracieux (encore que), mais parfois la meilleure manière de, en ramenant du corps dans l’interaction, revenir à soi-même, à une honnêteté face à l’autre.

Frangins Malgré Eux (2007, Adam McKay)

S’ouvrant sur une « véritable » citation de George W. Bush, Frangins Malgré Eux met en boîte via deux dadais vivant à quarante ans chez leurs parents respectifs (douze ans d’âge mental et émotionnel dans leurs meilleurs jours), le familialisme écœurant d’une ère fondée sur le repli domestique. Avec une brutalité burlesque jouissive et aberrante, son quatuor parents/enfants lâche tout, dans un climat d’abrutissement induit par les médias de masse (qu’Adam McKay excelle à croquer en satiriste vif d’esprit). Ça n’a pas l’air si drôle sur le papier, c’est à mourir de rire de sa première à sa dernière minute… les pectoraux aussi tendus à la fin que ceux qu’exhibe un infect arriviste amateur de chorale a-capella. La fidélité à l’enfance comme réponse à l’époque. Peu de films, l’air de rien, ont montré durant les années 2’000 avec une telle acuité ce que fut la mentalité socio-affective prédominante du bushisme – sa débilité intrinsèque, les limitations et rancœurs sur laquelle cette pensée s’est construite (les parents, et c’est d’autant plus subversif, sont loin d’être des rednecks). D’autant plus fou que le décor apparaît plausible.

Gentlemen Broncos (2009, Jared Hess)

Un adolescent fana de s-f (Michael Angarano) voit son texte usurpé par une sommité du domaine (Jemaine Clement), mentor lui-même en panne d’inspiration. L’illustration de leurs visions respectives révèle un fossé autrement plus décisif que le talent : celui entre une passion désintéressée et la rapacité entraînée. « Mon Royaume n’est pas de ce monde. » annonçait le Christ… Les visions extatiques du garçon, tant qu’immatérialisées, surpassent leur récupération mercantile. Une spiritualité dévoyée, en l’occurrence réinjectée dans la pop-culture, est une préoccupation centrale et souterraine de Jared Hess. Élevé dans une famille mormone, ses films témoignent, dans leur humour même, d’une sensibilité au sacré, d’une préoccupation religieuse. Quête théologique dans une americana du Nord, Gentlemen Broncos ne traite de rien moins que l’établissement d’un canon, l’éternelle usurpation de la grâce par les faiseurs de culte. Un sentiment méditatif s’épanouit, à se plonger dans cette vision unique d’une aspiration humaine, donc fragile et dérisoire, à la transcendance.

Le Grand Amour (1969, Pierre Etaix)

Un employé de province (Pierre Etaix) tombe amoureux de sa secrétaire (Nicole Calfan), visiblement encouragé par le lit séparé d’avec son épouse (Annie Fratellini). Sur ce postulat minimaliste, limite vaudevillesque, Etaix construit une étude poétique du céladonisme, de la rêverie diurne et nocturne, de l’ennui d’une petite bourgeoisie excentrée. L’obsession amoureuse, de préférence non-concrétisée, revient souvent chez Etaix. Après sa déclaration d’amour (concret et réalisé, lui) au cirque, à l’art du clown, son œuvre se déplace vers le portrait d’une France de 68 sur laquelle la révolution des mœurs passe telle l’eau sur les plumes d’un canard (ce sera entre autres la découverte de son très malaisant Pays de Cocagne, documentaire sur cette « autre » France, majoritaire et médiatiquement silencieuse). Loin de n’être que strictement observatrice, sa mise en scène donne corps aux fantasmes de son petit homme, à sa vie intérieure simultanément bouillonnante et étriquée. Scénarisé (comme les autres films d’Etaix) par Jean-Claude Carrière, dont la présence établit un pont entre cet univers ô combien attachant et celui de Buñuel.

Harry dans tous ses états (1997, Woody Allen)

Plus on en apprend sur la vie de Woody Allen (même en s’en tenant à une version charitable des faits), plus il faut de dissonance cognitive pour lui attribuer le charme de la vulnérabilité (du risque moral pour des hommes de pouvoir d’en jouer des qui n’en ont pas). Il en découle que ses films résistant le mieux sont ceux où il s’épargne le moins. Dont ce sauvage autoportrait en pleine période déconstructiviste, où l’auteur pressent que le climat intellectuel présent (et à venir) ne jouera pas en sa faveur. Harry va en enfer, qui paraît n’être que le stade terminal d’une existence d’angoisse, de mauvaise foi, d’érotomanie et d’opportunisme occasionnel. Il est irrécupérable. Robin Williams dans le second-rôle d’un acteur constamment flou rappelle qu’il n’y a pas que pour lui que la connaissance de soi reste un objectif différé, le séjour sur terre un possible enfer quotidien. Harry dans tous ses états témoigne d’une qualité spéciale, pourtant rarement la plus mentionnée, du cinéma d’Allen : son inépuisable imagination. Un grand film de damnation.

His Girl Friday (1940, Howard Hawks)

La comédie de remariage est un ensemble riche – et noble – qui, de Cette Sacré Vérité à The Philadelphia Story, aurait pu fournir bien d’autres entrées à cet article. His Girl Friday, tout en correspondant aux normes du genre, s’y démarque de ses pairs par l’étrangeté, la noirceur, l’amoralité de ses personnages. Le monde de la presse quotidienne y devient le lieu d’une lutte sans merci (pour le scoop, la primeur), jonchée de débris (sentimentaux en premier lieux) et de cadavres (au sens propre du terme : ses manigances sont à se jeter par la fenêtre). La vélocité propre à cette forme suprêmement américaine de comédie atteint ici des limites générant un sentiment d’âpreté et d’asséchement. La vitesse est la grande ennemie du kitsch. Ce sombre ping-pong (d’un combiné téléphonique à un autre, image d’une entente à renouer) ne vieillit pas d’un iota en raison du fait de ne pas avoir un bout de gras, d’être servi à l’os. On se souvient du steak encore chaud d’un pilote trépassé à l’instant dans Seuls les anges ont des ailes, que son collègue et ami avale sans états d’âme (le disparu en aurait fait autant). Face à la fragilité de la vie, Hawks donne rarement dans l’apitoiement.

Ishtar (1987, Elaine May)

Ishtar est d’abord connu pour avoir été en son temps un flop absolu (ce que beaucoup, sans l’avoir vu depuis, ont par intériorisation du culte du succès pris pour le signe d’un échec artistique). Premier gros projet d’Elaine May, tourné à l’étranger avec trois stars (Warren Beatty, Dustin Hoffman, Isabelle Adjani), le film se fait remarquer avant sa sortie par un dépassement (pourtant pas non plus inhabituel) de budget. May part à Bali tandis que la campagne promotionnelle est lancée… pour apprendre que son film se ramasse tandis que la presse en fait, « en direct du désastre », un parangon de ridicule et de débâcle. Ishtar, qui conserve encore aujourd’hui un surréaliste 4.2/10 sur imdb, a littéralement mis fin à sa carrière de cinéaste. Et le film, dans tout ça ? Une inconcevable réussite, satire géniale de l’ingérence américaine du Maroc au Moyen-Orient (la dynamique n’a pas changé depuis), où Beatty et Hoffman, incarnant deux chanteurs d’hôtels aussi médiocres que mégalomanes entonnent la soupe (concertée comme telle, et donc bien sûre hilarante) composée par Paul Williams, se retrouvent impliqués dans les basses besognes de la C.I.A:, face aux indépendantismes tus ou avivés selon les besoins de la première puissance mondiale. N’ayons pas peur des mots, Ishtar est un chef-d’œuvre de cinéma politique, de moquerie pourtant empathique de la velléité à la visibilité publique, des diverses vanités masculines. Pour l’avoir déjà montré (sans mentionner sa réputation au préalable), c’est un carton à chaque projection. Combien de films d’Elaine May avons-nous manqué en maintenant trente ans ?

Kika (1993, Pedro Almodóvar)

Kika marque l’apothéose du Almodóvar « de mauvais goût ». Une (en réalité assez sombre) histoire de meurtre dans laquelle se retrouve impliquée la maquilleuse naïve dont le prénom sert ici de titre (Verónica Forqué). Le cinéaste fait un sort aux deux côtés de la pièce de la culture de la célébrité : l’impunité que fournit le prestige (Peter Coyote durant sa période européenne incarne un intellectuel louche de plus) et les effets néfastes de la presse tabloïd (Victoria Abril en reporter du futur, d’une démagogie désignée comme proprement pornographique). Le film est souvent considéré comme celui où Almodóvar serait allé « trop loin », au nom d’une scène précise (dont l’argument sera repris dans un sketch des Inconnus) : alors que Kika est agressée dans son appartement, les forces de l’ordre sont si peu compétentes à intervenir, qu’avant qu’elles ne soient sur les lieux (et ne réagissent avec une ridicule lenteur), la malheureuse aura eu le temps de se faire violer à plusieurs reprises par différentes personnes. Les premiers films du cinéaste regorgent de moments, souvent moins critiqués, où la notion de consentement paraît jusqu’à un certain point mise entre en parenthèses (flirtant dangereusement avec l’idée que pour ce qui est en est du désir, un peu d’insistance fera parfois le job). Ce qui autorise ce moment à être drôle est précisément qu’il ne joue pas sur cette désagréable ambiguïté : il s’agit très clairement d’un viol, la victime n’a jamais donné la moindre autorisation et n’en retire pas un instant de plaisir. La scène est d’une plus grande maturité que ce registre précédemment chez l’auteur. Il passera en matière comique, par la suite pour de bon à autre chose, travaillant dès lors la question avec la gravité qu’elle requérait dès l’origine. (Par souci de parité : pour un formidable rape-joke impliquant une victime masculine, se référer à Get Him to the Greek.)

The Lady Eve (1941, Preston Sturges)

Une arnaqueuse de haut vol (Barbara Stanwick) séduit et abuse d’un héritier niais (Henry Fonda), de retour de la jungle tropicale, plus passionné par les serpents que la gent féminine. Pour regagner ce gentil garçon, elle se déguise et revient à sa rencontre… tandis que lui, à un motif à la fois grotesque d’invraisemblance et profond de vérité psychologique, ne reconnaît pas celle qu’il a déjà connu. Un sommet de sexy, de sophistication, de freudisme en action… et de chutes physiques parfaitement orchestrées. Parmi les meilleures interprétations de Barbara Stanwick (il y en a plusieurs d’inoubliables), tandis que Preston Sturges touche par ce jeu de rôles et de d’illusions à l’indicible de ce que nous projetons, des présences habitant le présent d’une relation, et de qui nous ne reconnaissons pas. « Let us be crooked but never common. »

Mad Dog and Glory (1993, John McNaughton)

Flic timide et esseulé, Wayne Dobie (Robert de Niro) est une âme grise à qui sa tendance à la rêverie et une certaine couardise ont valu chez ses confrères l’ironique surnom de « Mad Dog » (il n’a jamais dégainé une arme). Il profite des scènes de crime pour s’adonner à sa véritable passion : la photographie. Un soir, il est témoin d’un braquage dans une supérette et sauve la vie, en intervenant calmement, à un quidam (Bill Murray)… qui s’avère un membre de la pègre, comédien de stand-up dans son propre club à ses heures perdues. Après une première réaction inappropriée, celui-ci se met en tête de lui prouver sa gratitude et lui « offre » pour la semaine une de ses employées, Glory (Uma Thurman). Le titre dont la place serait la moins assurée dans ce corpus, tant la mélancolie y domine. S’ouvrant dans la violence urbaine, traitant de la solitude affective, sexuelle, et de l’exploitation des femmes… Il ne serait pas inexact de la décrire comme un drame ponctué d’éclats comiques. Son drame puise cependant à la même source existentielle que sa comédie : tous les personnages ici désireraient une autre vie que celle qu’ils mènent. Une inoubliable étude de l’insatisfaction (et des velléités qui en découlent), magnifiée par la photographie de Robby Müller, sur laquelle plane l’ombre de Scorsese… producteur avisé de ce bijou des années 90.

Man on the Moon (1999, Miloš Forman)

L’hommage d’un cinéaste amoureux des anticonformistes et d’un performeur de génie à un aîné (Jim Carrey dans une incarnation vertigineuse d’Andy Kaufman, créant un double-effet de personnification comique) ayant marqué de sa folie littérale le monde du spectacle. De Lorne Michaels à Danny De Vito, plusieurs témoins de cet être d’exception, pratiquant la comédie sans la moindre forme d’ironie facile, rejouent ou leur propre rôle, ou celui d’un contemporain connu. Man on the Moon révèle dans un même élan et la douceur et la dangerosité de Kaufman, ce personnage contradictoire, sans personnalité propre, capable dès lors de les incarner toutes. Générosité d’un dernier spectacle transformé en fête pour ses spectateurs, errements bouddhistes sincèrement motivés, quelque chose de la disparition de l’ego se joue chez cet artiste, ce dérangé innocent, traînant avec lui cet odieux double, Tony Clifton, canal de toutes les pulsions que ce garçon poli jusqu’au malaise injectait sur scène et dans ses farces. La scène et la vie se confondent dans un jusqu’au-boutisme quasiment grunge (Courtney Love n’est pas ici pour rien). L’humour jusque dans la mort, la destruction de sa vie professionnelle et privée. Du sabotage de première classe.

Mistress America (2015, Noah Baumbach)

Une étudiante introvertie (Lola Kirke), isolée au début de ses études, se prend d’amitié pour une aînée, touche à tout bonimenteuse (Greta Gerwig), étant liées l’une à l’autre par des parents leur ayant annoncé se fréquenter. La plus jeune accompagnant la plus âgée dans une quête de fond financiers chez un ancien compagnon en fait le sujet d’un texte littéraire… au risque prévisible de leur amitié. Scindée en deux parties (la première véloce, condensant plusieurs mois en peu de temps, la second travaillant une durée réelle en une screwball comedy fondée sur une unité de lieu) cette étude de la mythologie de soi, de la façon dont certains et certaines se racontent leurs vies autrement qu’ils ne la vivent, travaille sur un mode ludique un sujet très personnel pour Noah Baumbach : la trahison de ses proches par l’autofiction, la difficulté (l’impossibilité, de fait) de scinder vie personnelle et créative quand la première fournit le matériau de la seconde. D’une intelligence redoutablement acérée, une fausse petite forme entérinant la maturité d’un cinéaste ayant dépassé l’amertume sans se départir d’une salvatrice intranquillité. Et Greta Gerwig, jamais meilleure que chez ce compagnon lui laissant une véritable place de co-auteure.

Modern Romance (1981, Albert Brooks)

Il serait délicat de qualifier Modern Romance de « comédie romantique » tant elle ferait dans ce cas grincer des dents. Robert Cole (Albert Brooks) monteur à Hollywood, ne cesse de rompre, pour se remettre fissa en sa compagnie, avec Mary (Kathryn Harrold) jeune femme indépendante qu’il paraît considérer comme trop bien pour lui. Alors qu’il lui rejoue le numéro de la rupture (au motif de « trop l’aimer ») elle le plante, ayant visiblement eu sa dose, de son côté pour de bon. Passé une nuit sous Quaaludes et une lubie sportive, Robert décide de la « reconquérir »… ce à tout prix, devrait-elle le payer d’une forme de harcèlement. Modern Romance est une étude hyperréaliste, douloureusement vraie, de l’insécurité masculine, de la jalousie, d’attentes irrationnelles (et potentiellement intrusives)… en partie induites par l’usine à rêve où le protagoniste gagne sa croûte sur des divertissements industriels. Un grand-huit d’embarras et de rebuffades comptant parmi ses premiers admirateurs (le film sera un flop explicable au vu de son honnêteté brutale à sa sortie) Stanley Kubrick qui, passant un coup de fil à Brooks, déprimé par ce rejet, aura une question simple à lui poser : Comment avait-il fait ?

Monnaie de Singe (1931, Norman Z. McLeod)

Un Marx Brothers pour représenter l’équipe. Sans Margaret Dumont, sans intrigue très solide, en tête de liste en évaluation rigolade. L’impertinence de Groucho, l’improbable accent rital de Chico, enfin l’anarchisme enfantin, absolument premier degré, de Harpo (volant entre autres la vedette dans un spectacle de marionnettes où son visage prenant la qualité de la cire se mêle au spectacle pour petits). D’une croisière à une étable, les Marx mettent le dawa selon un mode opératoire désormais rôdé. Ils en faisaient de même dans la vie, leur art étant inséparable de comportements répréhensibles appelés à être considérés, avec l’avancée de l’empathie, comme de plus en plus condamnables (sortir sa bite d’un chapeau haut de forme en public n’étant plus exactement en odeur de sainteté). Ils sont ainsi, également, le témoignage de temps, contre l’ordre duquel eux-mêmes luttaient, qu’on préférait tout bien considéré ne pas revivre.

Monsieur Verdoux (1947, Charles Chaplin)

En dépit de tout le respect dû à Chaplin, pointe à l’occasion dans ses muets sous la figure de Charlot le spectre furtif d’un auto-apitoiement, d’un retournement de la pente mélodramatique en un sentimentalisme de mauvais aloi. La manière dont Chaplin conjure ce risque fait la matière de son grand art. L’intérêt de Monsieur Verdoux tient pour une certaine part au fait que la séduction d’un apitoiement est contrée par l’abandon de la défroque du vagabond de grand chemin : l’acteur-réalisateur incarne ici une espèce de Landru machiavélique, sans scrupules, une crapule manipulatrice que, pourtant, par des ficelles mélodramatiques assumées, Chaplin nous oblige à accepter comme frère humain. Monsieur Verdoux est un bouleversant, parce que sardonique, et sardonique, parce que bouleversant, plaidoyer issu d’une époque noire (la cheminée incinérant des cadavres dans un jardin évoque un autre drame collectif). Face à une future victime, que cet échange le pousse à épargner, Verdoux répand une bile trop compréhensible, celle de ne plus en pouvoir d’un temps de misère sociale et de violence étatisée. C’était – à raison – le film dont Chaplin était le plus fier. « One murder makes a villain. Millions à hero. Number sanctifiy, my good fellow. »

Observe and Report (2009, Jody Hill)

La chasse, dans le supermarché dont il est un des vigiles, à un pervers exhibitionniste confère à Ronnie (Seth Rogen), employé pas tout à fait modèle, un sens à son existence, une légitimité nouvellement acquise à ses propres yeux, l’espoir de conquérir ainsi l’estime d’une des plaignantes (Anna Faris). Il en coûte toutefois à d’autres anonymes moult coups de tasers, des interrogatoires coercitifs, ainsi que des migraines à l’agent de police (Ray Liotta) en charge réelle de l’« affaire ». Sur à peine plus que l’espace d’un parking de magasin, Jody Hill, créateur la même année d’Eastbound & Down (Danny McBride fait son caméo le temps d’une scène), déploie une vision au vitriol d’une Amérique réactionnaire, prompte à l’autodéfense. Observe and Report est d’une authentique violence, qui ne serait qu’aberrante (et effrayante) si le cinéaste n’en montrait dans le même temps le ridicule, tenant à une démesure des moyens en vue d’objectifs peu éloignés de l’insignifiance. Seth Rogen (cette fois séparé de son habituel producteur Evan Goldberg) casse son image de nounours stoner et glandeur en endossant la défroque d’un agent de sécurité s’ignorant cas psychiatrique. Ou quand la culture du pauvre se mêle de psychologie anormale. Cruel, impitoyable. Irrémédiablement brillant.

On connaît la chanson (1997, Alain Resnais)

Resnais incarne l’idéal de vie consistant à devenir toujours plus léger, drôle, toujours moins perclus par le poids du monde, avec l’âge. Moderniste, progressiste dès ses jeunes années, il lui fallut bien des décades artistiques (et la rencontre avec Sabine Azéma, dans une mesure non-négligeable) pour trouver une grâce que le lieu commun prête à la jeunesse. « La jeunesse n’est qu’un mot » rappelait Bourdieu… ce constat peut aussi s’entendre contre un refus du cliché voulant que l’esprit de sérieux et le conservatisme reprennent « naturellement » leurs droits le temps passant. Fréquenter plus jeune que soi peut aider dans le processus. Ainsi de sa collaboration avec le tandem Barci/Jaoui (alors au faîte de son succès), pour une comédie chantée-doublée sur un groupe de Parisiens réunis par leurs connexions, ainsi que la question immobilière. L’aménagement de la ville, le poids historique qui y préside, est une occupation importante du film (et d’autres qui suivront), traitant de déambulations intimes dans un cadre collectif, avec en spectre de fond une dépression que le cinéaste et ses scénaristes traitent en enjeu social, politique même. S’exprimer en chanson (du répertoire français populaire) pose la question de la récitation, des mots (sentimentaux, émotionnels) qui ne nous appartiennent pas, nous traversent au risque du cliché, mais un cliché que nous vivrions tous à un moment ou à un autre. La dépossession de ce qui nous apparaît comme le plus intime reviendra hanter son œuvre, jusque dans un film terroriste, trop blessant (même si souvent drôle) pour avoir été celui inclus ici, son meilleur de mon point de vue : Cœurs.

Pension d’Artistes (1937, Gregory LaCava)

L’entrée de Terry Randall (Katharine Hepburn), une sophistiquée du Midwest – déjà une contradiction dans les termes – dans une pension d’actrices new-yorkaises ne va pas sans créer de remous, en premier lieu avec Jean (Ginger Rogers), comédienne pleine de bagout, se targuant de voir clair dans le jeu de la grande dame. Ce qui pourrait n’être que le terrain d’une banale catfight devient sous l’œil de LaCava, l’un des cinéastes américains les plus socialement concernés de son époque, un portrait de groupe, d’une solidarité féminine naissante, dans des conditions de vie précaires qui sont celles de la majorité des artistes de la rampe alors (tout a, heureusement, tant changé depuis !). Alors qu’il frise par moments le territoire du camp (« The calla lilies are in bloom again. »), il l’évite à chaque tournant de justesse par la précision du trait, l’ascèse d’une approche moins compassionnelle qu’ayant directement valeur de témoignage. Tout cela finit très mal pour une des membres de la pension, le film devenant par sa bande un hommage aux destins brisés dans le processus, la véritable machine, de création scénique. Quelque part avec Eve, Out 1, Esther Kahn, l’univers de Bergman, dans le firmament des meilleurs films sur le monde du théâtre.

 Les Petites Marguerites (1966, Věra Chytilová)

Les joyeux errements brise-fers et gloutons de deux praguoises (Jitka Cerhová, Ivana Karbanová), parant par des orgies de nourriture et une provocation constante l’ennui et son angoisse sous-jacente. À l’orée du Printemps de Prague Věra Chytilová fait de son film le catalyseur de revendications qui seront celle de la jeunesse tchèque, autant qu’elle en montre l’envers normalisé, pointant à un consumérisme (tout relatif en comparaison de celui des pays du Bloc de l’Ouest) gagnant une génération aux revendications pourtant idéalistes. Marie I et Marie II sont bien perdues dans la campagne Morave, la capitale est leur terrain de jeu, leur lieu de rixe d’élection, leur meilleur ennemi. Le burlesque destructeur, le retournement du charme en arme de guerre sociale, la revendication d’un droit à la disgrâce, Célie et Julie avant l’heure (l’enthousiasme de Rivette pour le film de Chytilová est établi), une sorte de Broad City en Europe Centrale avant la lettre. Témoignage également d’un génie formel propre aux cinématographies émergentes, un avant-gardisme dont l’assurance esthétique mériterait d’être réinterrogée.

P’tit Quinquin (2014, Bruno Dumont)

Le virage de Dumont, en une mini-série à l’humour souvent navrant, vers la comédie en 2014 en avait surpris plus d’un (avec le ratage Ma Loute et la bombe Jeannette on a commencé à prendre la mesure de cette réinvention). P’tit Quinquin en quatre épisode, presque quarte heures au total, dynamite de l’intérieur, en en réaffirmant les lignes de force, un cinéma arrivé auparavant à son point d’incandescence (Hors Satan, son œuvre maîtresse à ce jour, avec en phase transitoire son Camille Claudel 1915). Reprenant une méthode de direction d’acteurs faisant son miel de l’amateurisme de terrain, d’un paysagisme sauvage, d’une recherche de l’extase dans des territoires gagnés par la déshérence, d’une matérialité ponctuée d’éclats cosmiques (et en l’occurrence comiques), il se déplace sans se renier. L’humour (à tendance débile bien franchouillarde) de Dumont lui permet de pousser plus avant une interrogation, au-delà de la morale, du sacré dans nos vies. Car c’est bien de la manière dont chacun vit avec l’étonnement métaphysique dont il s’agit, dans ce regard sur l’altérité, gagné par les émotions inattendues (voir sa double-scène de chanson : une fois ricanante, une fois étrangement émouvante). Tel Ch’tiderman se prenant des murs à répétition pour mieux mériter son envol, il fonce droit dans le mur qui le mène au miracle. Rien n’aurait pu à ce moment lui (et partant, au cinéma français) arriver de mieux .

Le Roi de l’Évasion (2009, Alain Guiraudie)

Un homo vendeur de matos agricole dans le Sud (Ludovic Bertillhot) s’entiche de Curly (Hafzia Herzi) une adolescente avec laquelle il prend le maquis. Il ne renonce pas au motif de ce coup de foudre à toutes ses inclinaisons (« Tu verras, avec Sensation Fraîcheur ça va passer tout seul…»), tandis que la police est lancée aux trousses de cet improbable (et pas tout à fait légal) couple de grand chemin. S’ajoute à la chasse la dourougne, une racine aux nombreuses vertus, les copains d’un lieu de drague, tant de prémisses partouzardes que Guiraudie utilise à plein, dans une embardée libertaire au sein de départements peu filmés, parmi des corps, des catégories professionnelles et d’âge qui le seraient encore moins. Il résout concrètement, dans un déplacement des attentes (un gay virant à une occasion de bord, et non l’inverse), la question de l’utopie travaillant le cinéma d’auteur français. Le désir ne connaît plus d’assignations, n’est désirable ici que ce qui est de facto désiré (dans une chimie des êtres souvent surprenante), le film secouant ainsi son champ des possibles. Ça paraît rétrospectivement si simple, il n’y avait pourtant que Guiraudie pour s’aventurer tête baissée dans cette partie de campagne, quelque part entre John Waters et Jean Renoir.

Rushmore (1998, Wes Anderson)

Dès sa scène d’ouverture (sur le rêve éveillé de grandeur du pire élève d’une classe) Rushmore se pose, et comme un petit frère du Billy Liar de John Schlesinger, et comme une réfutation de l’éloge de la douance à la Will Hunting. Max Fischer (Jason Schwartzman) et son dilettantisme plein du sentiment de sa propre importance est paradoxalement d’autant plus attachant d’être un mauvais étudiant incapable de se voir comme tel, l’envers désespérant (et désespérément drôle) du « pauvre méritant ». Il est le boursier ingrat, celui jamais à son affaire, d’un récit d’apprentissage qui le confrontera à ses limites, un peu de vérité sur lui-même, par une belle quoique pénible rencontre avec d’autres, leurs propres aspirations, les vies qu’ils mènent avec ou sans lui. D’un point de vue tant existentiel que social, Rushmore est le premier d’une longue série de chefs-d’œuvre d’un cinéaste attentif, perfectionniste, à son affaire comme il inviterait ceux qu’il regarde à le devenir également. Réelle sagesse, psychologie morale de l’espèce la plus fine… Plus simplement Bill Murray sur un plongeoir verre en main, les Kinks en arrière-fond (la prestation d’Olivia Williams renforce également le caractère british de cette œuvre de moraliste ironiste).Plus généralement  une compilation musicale de tous les diables. « – I don’t know. I think you have to find something you love to do and do it for the rest of your life… for me, it’s going to Rushmore. »

School Daze (1988, Spike Lee)

Spike Lee revient sur ses années formatrices à Atlanta dans ce film inclassable (à la fois comédie musicale, satire versant dans l’agit-prop), où autour de la question alors brûlante de la lutte contre l’apartheid, deux clans d’un community college (université entièrement afro-américaine) se déchirent, en paroles, en musique, éventuellement en poings. D’un côté, selon la manière dont chacun insulte l’autre, les Jigaboos, menés par Dap (Laurence Fishburne) étudiant révolutionnaire, panafricaniste, de l’autre les Wannabes, conduits par Julian (Giancarlo Esposito), chef de la confrérie Gamma Phi Gamma, dévolue à la yuppisation d’une élite… et au bon usage d’une sororité amie. De la hiérarchisation de la couleur de peau en un racisme internalisé aux rituels humiliants et la culture du viol, dénoncés comme inhérents aux confréries universitaires, Lee œuvre à une sidérante œuvre de contestation. Sidérante en cela que le grotesque y dialogue constamment avec l’urgence, les blagues les plus triviales et joyeusement bas du front avec les considérations politiques propres au cinéaste, le brechtisme avec un ancêtre du twerk (Da Butt en choré de fin d’année). Ce déséquilibre constant, aussi tonique que désemparant, donne son caractère inoubliable à cette étude d’une période révolue pour le cinéaste, qui, quand il s’approcherait de la nostalgie sur des détails, se souvient en revenant au tableau d’ensemble pourquoi il est soulagé d’en avoir fini avec ce chapitre de sa vie.

Sérénade à Trois (1933, Ernst Lubitsch)

Lubitsch a construit son œuvre entière contre l’esprit de sérieux, le tragique mal placé. Partant d’un triangle tragique archétypal – le conflit amoureux entre une femme et deux hommes –, il le résout joyeusement, au vu et su du Code Hays, par un ménage un trois, un « gentlemen’s agreement » qui n’échoue d’abord que pour avoir mis le sexe entre parenthèses. On comprend ce qui a été ajouté à la recette pour obtenir un happy-end où, enfin, il est autorisé de ne pas choisir. Il n’est pas anodin que le métier incarné par la femme se revendiquant en partage (Miriam Hopkins) soit dans la publicité, univers procédant d’un anti-tragique fondamental : « on peut tout avoir ». Face à elle, deux artistes, deux hommes on ne peut plus dissemblables (Fredric March, Gary Cooper), deux amis. Sérénade à Trois est, par l’apprentissage existentiel et créatif qu’ils effectuent en rencontrant une aimée commune, un traité lubitschien sur l’amitié, la création artistique, la pédagogie du mentorat (être encourageante avec celui dont l’œuvre est la moins assurée, intraitable avec celui qui est déjà à un certain point de maturation stylistique). La vie de bohème tel qu’Hemingway la rapportait : ces années où nous étions pauvres, nous nous aimions et nous étions heureux.

Slacker (1991, Richard Linklater)

S’il s’illustrera plus tard non sans un certain talent dans le domaine de la comédie plus (School of Rock) ou moins (Bernie) mainstream, Richard Linklater a d’abord marqué de son empreinte le cinéma indépendant américain. Slacker, son second film, premier à avoir une véritable visibilité publique, à ce jour encore son meilleur, décrit une journée à Austin, naviguant, selon une unité de temps et de lieu, d’un hurluberlu à l’autre, de tel libraire obsédé par l’assassinat de JFK à tel « anti-artiste » de comptoir, avec une tendresse affirmée pour ceux considérés à tort comme des glandeurs (tout le monde semble pourtant bien affairé dans une des capitales de l’excentricité). La logorrhée intellectualiste et semi-blagueuse se tait rarement, englobant les Schtroumpfs et Scoubidou, la théorie des mondes possibles et le frottis vaginal de Madonna. Le film a pu servir à caractériser un peu grossièrement ce qu’on appellera la génération X, ces slackers évitant (pour un temps en tout cas) des responsabilités perçues comme corporate, mais Linklater a en vue un commentaire politique plus précis. Dans l’État du Texas, acquis majoritairement à l’aile républicaine, le parti symbolisé par l’éléphant gagne systématiquement, pouvant fournir à la contre-culture locale le sentiment d’une inutilité du vote, voire d’une mascarade à laquelle autant ne pas contribuer. Un apolitisme certes, mais constitué du refus d’un état de fait dont cette auto-exclusion est la critique. Slacker incarne à sa manière cette forme de non-participation agressive. « I have band practice in five hours so… I’m just gonna head out. »

S.O.B. (1981, Blake Edwards)

S.O.B. : Standard Operational Bullshit. Blake Edwards règle dans cette satire à l’énervement froid ses comptes avec la Mecque du Bullshit, l’usine à rêve en son envers. Hollywood en prend pour son grade, mais l’auteur également. Par ce récit d’un producteur se mettant par dépit à l’érotisme gratuit avec une actrice oscarisée (utilisant pour ce faire Julie Andrews, soit l’épouse à la ville du cinéaste) Edwards ne s’exonère pas, s’incluant en creux dans le portrait peu flatteur qu’il fait d’une industrie brisant l’intégrité des êtres (et dans bien des cas leur santé mentale). Ce regard glacial sur la Californie des studios est toutefois tempéré par la chaleur de certaines amitiés, seules à tenir, dans une complicité en l’occurrence criminelle, face au chaos érigé en système. Un excellent remède contre le passéisme consistant à ériger le « Vieil Hollywood », supposément capitaliste mais préoccupé de grand art, contre celui que représenteraient de nouveaux cadres cols blancs ayant oublié le cinéma en chemin. Edwards montre ce qui a toujours été le lot de ce monde proche de la contre-vie : Standard Operational Bullshit (business as usual).

Smiley Face (2007, Gregg Araki)

Le jour d’une audition décisive n’est pas nécessairement le plus avisé pour commencer sa journée parfaitement stoned. Cela, une actrice en galère (Anna Faris) l’apprendra à ses dépens, entamant une course contre la montre la menant aux confins de l’absurde. Peu à peu une inquiétude sourde contamine ce film (hilarant, au demeurant), observant par ce récit faussement anecdotique le durcissement d’une époque, d’une société dont la marge est vite atteinte. On reconnaît incidemment la patte d’Araki à une bande-son avisée et soignée (Destroy Everything You Touch en hymne officieux), comme à son habitude. Il offre ici un écrin esthète au burlesque le plus pur : celui de la comédienne étant, à la possible exception de Sarah Silverman, la femme la plus drôle de ces vingt dernières années.

Smorgasbord (1983, Jerry Lewis)

Smorgasbord (également connu sous l’autre titre original de Cracking Up) n’est pas le plus influent des films de Lewis. Le dédoublement Dr. Jerry et Mister Love a eu plus de pérennité sur le jeu comique (chez Eddie Murphy, Jim Carrey), le plateau contrôlé par vidéo du Tombeur de Ces Dames plus sur d’autres mises en scènes (chez Wes Anderson, ou l’expérimentation de plateau du Coup de Cœur de Coppola). Son dernier film en tant que metteur en scène est cependant particulièrement sidérant. Un pauvre type essaie répétitivement – et échoue constamment à cette tâche – de se suicider. Il est trop incapable pour réussir à se donner la mort. Il est, littéralement, condamné à vivre. Entamant une thérapie, il découvre les glissements particuliers de la cure parlée. Jerry Lewis peut sembler trop vieux pour l’homme-enfant d’une désespérante maladresse qu’il incarne de nouveau ici, c’est précisément le propos : ce n’est plus de son âge et – pourtant – il ne peut passer à autre chose. Le cinéaste met beaucoup d’éléments autobiographiques en scène (de son opération du cœur à sa difficulté à arrêter de fumer) dans ce qui est son film le plus personnel, dur… un cri du cœur face à la détresse contemporaine.

Southland Tales (2006, Richard Kelly)

La fin du monde, non pas dans un cri mais un soupir. Cette satire futuriste de l’ère Bush, ses vétérans du Moyen-Orient, une culture de masse où le X et le culturisme deviennent des portes d’entrées électorales, paraît de jours en jours moins le futur et plus notre réalité. De la pornification de la société aux buvards hallucinogènes, Richard Kelly fait feu de tout le bois douteux à lui passer sous la main, pour ce feu de joie catastrophé et exalté. Ce potlatch (artistique, mais également commercial… le film s’étant méchant rétamé à sa sortie, avant de devenir culte) est un remède kamikaze contre le désespoir. « I’m a pimp. And pimps don’t commit suicide. »

The Strawberry Blonde (1941, Raoul Walsh)

La collaboration James Cagney/Raoul Walsh évoquerait probablement en premier lieu L’Enfer est à lui, où la performance du premier en psychopathe terminal se teinte par moments d’éclats de comédie noire (« Made it, ma ! Top of the world ! »). Huit ans auparavant, ils travaillaient ensemble à cette chronique douce-amère, étalée sur des années, où Walsh reconstitue, non sans une note sentimentale, le Vieux New York, tandis que Cagney, s’il y incarne également un dentiste tempéramental, inclut à son jeu une palette délicate (quasiment féminine) pour incarner un être complexé malgré son bagout, hanté par une inavouable (et relativement coupable) envie. Alors qu’il passe sa vie auprès d’une femme (Olivia de Havilland), il en désire une autre (Rita Hayworth), idéalisée, inaccessible à ses yeux pour un enjeu qui est au fond essentiellement de classe. Ce qui pourrait n’être que (et demeure pour le meilleur en partie) la fable d’un homme incapable d’apprécier ce qu’il a sous les yeux, devient par la sensibilité d’un cinéaste trop souvent réduit à son efficacité brute de décoffrage, une merveille de justesse, pile entre l’éclat et la rétention. Walsh était un cinéaste particulièrement estimé des actrices, quelques indices de ce qui pouvait inspirer cette confiance se révèlent dans ce beau portrait d’un homme insatisfait, en ébullition constante.

Trains Étroitement Surveillés (1966, Jiří Menzel)

Adaptation de Hrabal, l’un des fers de lances littéraire de la Nouvelle Vague tchécoslovaque, Trains Étroitement Surveillés décrit le quotidien, durant l’Occupation nazie, d’une gare de campagne, où fait son entrée dans la vie active (et érotique) un jeune garçon (Václav Neckár) tourmenté, outre la timidité, par l’impuissance et l’éjaculation précoce. Le nœud de son blocage se révèle de nature partiellement politique : en entrant dans la résistance, inspiré par Hubicka (Josef Somr) un collègue jouisseur, il vient à bout de ces limitations… au prix finalement coûteux de sa vie. Libération politique et sexuelle sont entremêlées dans ce portrait d’un pays occupé, dessinant les diverses attitudes de la population face au fascisme. Sans lourdeur aucune, une évidence avec laquelle il ne renouera plus jamais tout à fait, Menzel réalise, à vingt-huit ans, un indémodable classique du cinéma tchèque, qui connaîtra à sa sortie une belle vie internationale. À croire que ce récit d’initiation ne devait sa force persuasive à nulle couleur locale.

Une Belle Fille Comme Moi (1972, François Truffaut)

Ce Truffaut endiablé – pas l’un de ses titres les plus respectés – vient venger l’incompréhension qu’a rencontré son chef-d’œuvre (Les Deux Anglaises et le Continent). Ce récit d’un sociologue (André Dussollier) fasciné par une femme criminelle (Bernadette Lafont), qu’il entend dédouaner par une explication par son milieu (le quart-monde le plus crasse), jusqu’à se retrouver (à la suite de bien d’autres) obsédé par cette sauvageonne jusqu’à en perdre la raison rejoue sur un mode ludique le thème truffaldien de la passion, d’affects i-maîtrisables que ne peuvent endiguer la raison. Le thème est chez lui connu, moins cette forme de férocité vacharde, d’irrévérence libertaire et, à son étonnante manière, radicalement anti-bourgeoise. Lui-même issu d’un milieu modeste (quoique plus aisé que la ruralité ici décrite, proche de l’analphabétisme), il n’idéalise inversement nullement la pauvreté, la brutalité des milieux populaires. La sauvagerie cocasse de ce film quasiment conçu pour susciter, cette fois de plein gré, l’incompréhension ne cesse d’étonner.

 Will success spoil Rock Hunter ? (1957, Frank Tashlin)

Afin de garder son poste et vendre une image de marque, un publicitaire falot (Tony Randall) se fait passer, avec l’accord de l’intéressée, pour le nouveau compagnon d’une star bimbo (Jayne Mansfield, la blonde explosive du titre français). Sa petite amie (Betsy Drake) ne voit, légitimement, pas tout cela d’un très bon œil. D’autant moins que ce « succès » monte bien vite à la tête de cet ex-anonyme. Fausse-suite de La Blonde et Moi, avec une Jayne Mansfield jouant outrageusement de son image (une simili-Marilyn qui utiliserait pragmatiquement et cyniquement la fascination people à son égard), le film de Tashlin est un dynamitage en règle, proprement cartoonesque (territoire dont le cinéaste est issu), du monde de la publicité, l’ère médiatique prenant alors son essor avec le boom économique. Inspirateur de Lewis (qui lui doit un sens plastique et de la monstruosité), Tashlin est un formidable inventeur de formes, de dispositifs (le générique et ses fausses pubs ratées, les interpellations brisant le quatrième mur, le format rétréci tournant en dérision la petite lucarne). Will success spoil Rock Hunter ? est une farce dingue, s’attaquant à toutes les vanités par un rire corrosif.

Wrong Cops (2014, Quentin Dupieux)

Le film « connard » de Quentin Dupieux (voir sa photo volontairement ingrate) – en double dissonant de Réalité, son plus léché. Dans la périphérie de L.A. à l’ennui pavillonnaire palpable, un réjouissant étalage de déviances, comportements répréhensibles et rats morts comme sachets de came. Parmi ce bestiaire quasi-lynchien (plusieurs acteurs ayant collaboré avec le cinéaste étant convoqués… Marilyn Manson compris, en adolescent attardé), un îlot de pureté cabossée, incarné par un Eric Judor curieusement borgne, musicien passionné, mais que le succès ne paraît pas attendre de sitôt. Tandis que Réalité traite en creux de la carrière cinématographique de Dupieux, Wrong Cops laisse beaucoup deviner de ses débuts dans la musique (sous son pseudonyme de Mr. Oizo, dont il cite pour l’occasion une fameuse composition), de frustrations et occasionnels déboires qui pourraient fort bien avoir été les siens. Placé dans cet enfer climatisé, la confession n’en interpelle que plus.

Xala (1975, Ousmane Sembène)

Après avoir détourné de l’argent pour financer un troisième mariage, un officiel du Sénégal (Thierno Leye) se découvre incapable de remplir ses devoirs maritaux. Son impuissance a pour cause le Xala, un sort dont il lui faut désormais trouver le responsable, parmi les personnes à qui il aurait fait du tort… la liste est visiblement longue. Xala traite par une satire, proprement éclaboussante au final, la corruption économique (et conséquemment morale) des états indépendants de ce qu’on appelait alors le Tiers-Monde. L’impuissance du personnage prend valeur symbolique, elle est celle des administrations vendues à des capitaux occidentaux (la Françafrique n’est pas loin, ici signalée par des laquais français toujours prêts à arroser de billets). Parallèlement, la polygamie signale un refus d’entrer dans une modernité autre que strictement capitaliste. La démonstration, rageuse mais argumentée, n’a pas dû plaire à sa sortie (au motif, connu de Sembène, du « nous ne sommes pas comme ça »). Elle était malheureusement presciente de l’affaiblissement des indépendantismes par un mécanisme bien rôdé.

Zoolander (2001, Ben Stiller)

Peut-être aurait-il fallu citer Tropic Thunder, état des lieux guerrier d’un cinéma hollywoodien engonçant ses acteurs dans les pires écueils, mais la tentation de conclure par Ben Stiller était trop forte. Derek Zoolander, le mannequin qui ne sait tourner que d’un côté (l’idée que Stiller et Owen Wilson soient ici des spécimens de perfection masculine valait en soi un long-métrage) sert de révélateur dans une farce sur l’industrie de la mode… suffisamment bonne joueuse pour avoir érigé le personnage en une de ses icônes. Il y a un fond de revanche sur les beaux garçons dans cette charge bariolée et revêche, reprenant la question obsessionnelle de Stiller sur le culte de l’apparence, les impasses de l’image de soi. L’aveu d’une envie étonnante : celle d’une intelligence angoissée pour une sublime et sereine stupidité. « – I became…What ? – Bulimic. – You can read minds ?! »

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