Le samedi 28 octobre, la troisième édition du Vevey International Funny Film Festival présentait le premier long-métrage d’Ilan Klipper, petite sensation lors de sa présentation cannoise à l’ACID. Le ciel étoilé au-dessus de ma tête tire en un huis-clos allègre la sonnette d’alarme d’une intelligentsia précarisée, en flamboyante décompensation. 


À chaque film selon la durée qui lui convienne. Ce qui devrait apparaître comme un truisme ne paraît pas tant l’être tant un minutage standardisé (au-dessus de l’heure et demie, au-dessous des deux) nous est débité à longueur d’année. 77 minutes pour Le ciel étoilé au-dessus de ma tête, soit une longueur de peu supérieure à celle qui le relèguerait (autre classification qui laisse songeuse) dans la case moins aisée à exploiter du « moyen-métrage ». Ce n’est pas sous-entendre que le film semble long d’écrire qu’il n’apparaît nullement trop court : il a trouvé sa durée, celle d’un huis-clos évoluant dans une temporalité resserrée, suffisante (mais également nécessaire) à circonvenir le réseau d’habitudes d’un semi-reclus perturbé dans son quotidien par l’intrusion de proches s’inquiétant du fait qu’il ne leur donne pas de nouvelles, se souciant (jusqu’à envisager un internement forcé) de sa santé mentale.

Bruno Weintraub (Laurent Poitrenaux) est l’auteur d’un –unique– roman à succès publié il y a une vingtaine d’années, celui donnant par homonymie son titre au film. Il est un de ceux-là : un de ces intellectuels en robe de chambre à s’être ramassés l’époque dans la gueule. On ne sait pas trop ce qu’il a fait depuis hors de chez lui (a-t-il soumis d’autres épreuves ? cela paraît douteux), mais en son intérieur le tableau est plus clair. Il aime préparer le thé, a de l’intérêt pour les tissus, vit la nuit, dévale les escaliers de son immeuble dans son plus simple appareil, se repasse des images aimées (des gros plans de Police), réécoute des discours admirés (un hors-champ sur l’Abécédaire de Deleuze, le passage sur la tique, suffit à diagnostiquer plusieurs décennies de défaite intellectuelle française). S’il a peu, ou pas, d’argent, il possède encore un relatif pouvoir symbolique, lui permettant de rameuter quelques partenaires sexuelles via des conversations sur son laptop (un échange trop insistant serrera d’un cran la vis de son exclusion sociale). Tout en étant frappé du sceau de ce que les autres considéreraient comme une anormalité, il a son propre quotidien, très, trop, rôdé. Il y a à la fois trop de vie (tant d’excitation stérile) et pas assez (plus rien au dehors, un isolement renforçant une illusion de grandeur) dans son existence.

Une visite de ses parents (François Chattot / Michèle Moretti) ouvre vers les quatorze heures une journée qu’il entendait passer en compagnie de sa perruche. Accompagnés d’une certaine Sophie Andreu (Camille Chamoux), il en déduit d’abord (et les spectateurs avec) que ceux-ci viennent lui présenter une fille « de la communauté » (il la présume séfarade). Le tableau se complique quand un ami (Raphaël Neal) sonne à la porte, puis une ancienne compagne (Marilyne Canto). Bertrand ne donne plus de nouvelles, ou des cryptiques. On s’inquiète. Progressivement une situation se dessine : celle d’une intervention, avec en médiation une psychiatre, débouchant possiblement sur son envoi en clinique. Elle en est pour le moment au stade de l’évaluation, mais la mauvaise grâce (assez compréhensible) du principal intéressé ne fait rien pour détendre ceux à qui la décision revient désormais. Il y a le facteur aggravant de ses sources de revenu, tant il apparaît vite clair qu’à cinquante ans passés en colocation, Bruno dépend financièrement, à mesure que le profit engrangé par son livre décroît, de sa famille. La question reviendra frapper une autre habitante, quand  sa colocataire Justyna (Alma Jodorowsky), une Femen passant une part non-négligeable de son emploi du temps à trouver des slogans à appliquer sur sa poitrine, reçoit au soir une visite de ses propres parents, propriétaires du lieu que l’un et l’autre habitent. La crise sociale et intime que traversent une majorité des personnages a partie liée à une disparité de capital : ce sont les aînés qui, encore (et au désagrément des deux parties) tiennent la bourse.

Une théâtralité, qui est également celle du maniaque décompensé, hante ce film court qui pourrait fort bien tenir sous forme de pièce (Laurent Poitrenaux donnera par ailleurs une masterclass au Théâtre de Vidy le 21 novembre). Dans le même temps, Ilan Klipper, par des jump-cuts, un montage affirmé (dont le recours à des actions fantasmées accolées à la réalité des gestes et inhibitions), affirme un caractère cinématographique, celui d’un film-cerveau. Entrer dans l’intérieur de Bruno, c’est également faire un tour dans sa tête (impression renforcée par le fait que de nombreuses informations nous sont dispensées en même temps qu’il ne les découvre). On commence à connaître cet imaginaire, qui renverrait moins à son ancien collaborateur Virgil Vernier, qu’à une cinéaste proche de celui-ci, Justine Triet (Poitrenaux apparaissait dans Victoria, une fois de plus en écrivain), son exploration d’une ligne esthético-thématique qui irait de Frownland à Rois et Reine. Un équilibrisme entre réalisme de l’approche (pour exemple : le rapport à l’hygiène du personnage, la manière dont le fait de ne pas se laver se trouve rationalisé par un sophisme pseudo-scientifique) et exploration, dans ce cadre observable de l’extérieur, mais rendu flottant du dedans, d’une intériorité vacillante. Un ami me faisait remarquer comment la reprise finale d’un plan fantasmé (par une autre personne, semblait-il alors, que le principal protagoniste) pour en étirer la situation pourrait (mais rien ne l’oblige) s’avérer un fantasme de Bruno. Nous ne serions alors jamais sortis de son crâne, qui a désormais coupé toutes attaches au principe de réalité.

Bruno fuit par la fenêtre la bringue, littérale, qu’est devenue sa procédure d’hospitalisation. On est reconnaissant à Klipper d’avoir laissé cette ouverture, même précaire, à un film refusant de verrouiller le sens, de pousser au-delà d’un certain cran (celui où le sens commun nous autorise à rire) un quelconque jugement. D’une part parce qu’il serait franchement discutable de juger une personne pour son état mental, d’une autre parce que cette dernière ne paraît au final pas beaucoup moins déséquilibrée que ceux qui l’entourent, qui ont mieux trouvé leur rôle à jouer dans la farce sociale de ces vingt dernières années, avec laquelle lui n’aura plus su communiquer. Le ciel étoilé au-dessus de ma tête dresse autant l’état des lieux d’un appartement que de son dehors, de ce qu’il convient d’appeler un « excentrique » que du petit monde qui l’entoure. Il rappelle non sans empathie à quel point une personnalité créative peut se retrouver affairée à ne rien produire de créatif. Par des moyens simples, il donne à sentir la complexité du contemporain… une difficulté à s’accorder aux autres au fond immémoriale. Le titre de Bruno (et de Klipper) ne cite à dessein qu’une moitié de l’adage kantien – « et la loi morale au fond de mon cœur ».

Le ciel étoilé au-dessus de ma tête
Réalisé par Ilan Klipper
Avec Laurent Poitrenaux, Camille Chamoux, Marilyne Canto, Alma Jodorowsky, François Chattot, Michèle Moretti
Sortie annoncée en 2018

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