Frownland : brefs entretiens avec des hommes hideux
Météore, à l’obscurité de plus en plus fameuse, Frownland générera immédiatement des réactions tranchées, hostiles au besoin.
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Météore, à l’obscurité de plus en plus fameuse, Frownland générera immédiatement des réactions tranchées, hostiles au besoin.
Le 7 mars 2007 marque la première projection publique, au festival South By Southwest, de Frownland, unique long-métrage, à ce jour, de Ronald Bronstein. Météore, à l’obscurité de plus en plus fameuse, il générera immédiatement des réactions tranchées, hostiles au besoin – peu après la fin d’une autre projection, un spectateur indigné poursuivra le cinéaste pour lui casser la gueule –, reléguées en à peine une décennie à l’ordre de l’insignifiance. Car pour d’autres (plus susceptibles, certes, d’écrire à son sujet), il s’agit là du diamant noir de l’underground new-yorkais des années 2000. À l’occasion de ses dix ans, retour sur un chef-d’œuvre mal-aimable, qui n’en a pas fini d’exsuder son charme toxique, une obsédante nocivité.
« J’avais un professeur que j’aimais bien qui avait l’habitude de dire que la bonne fiction devait réconforter ceux qui sont dérangés et déranger ceux qui sont confortables. J’imagine que le but principal de la fiction sérieuse est de donner au lecteur, qui comme nous tous est en quelque sorte prisonnier de son propre crâne, accès par l’imaginaire à d’autres êtres. Puisqu’une partie de l’existence humaine est inéluctablement vouée à la souffrance, il est normal que l’être humain cherche dans l’art l’expérience d’une souffrance vécue à travers autrui, une espèce de « généralisation de la souffrance ». Tu vois ce que je veux dire ? Nous souffrons tous en solitude dans le monde réel ; l’empathie s’avère impossible. Mais si, grâce à une œuvre de fiction, l’imagination nous permet de ressentir la douleur d’un personnage, nous pourrons peut-être ensuite concevoir plus facilement que d’autres puissent faire de même avec la nôtre. Voilà qui est nourrissant, et libérateur, et qui nous permet de nous sentir moins seuls en notre for intérieur. C’est peut-être aussi simple que ça. Mais il faut également prendre en compte le fait que la télé, le cinéma populaire et la plupart des arts « bas de gamme » – ce qui veut dire tout simplement l’art dont le but principal est de rapporter de l’argent – remportent un tel succès précisément parce qu’ils reconnaissent qu’entre 100% de plaisir et la réalité, qui a tendance à contenir 49 % de plaisir et 51 % de douleur, le public choisira toujours l’option 100 %. Tandis que l’art « sérieux » – dont le but principal n’est pas de vous soutirer de l’argent – a plus de chance de vous mettre mal à l’aise, ou de vous obliger à trimer pour accéder aux délices qu’il recèle, tout comme dans la vraie vie le plaisir a le plus souvent pour prix pas mal de dur labeur et de désagréments. » David Foster Wallace[1]
« Si j’avais montré le film à une salle comble de 250 personnes, la seule dont l’avis m’aurait importé aurait été celle qui l’avait détesté. C’était la seule réaction que j’aurais pu intégrer. C’est comme si l’arrogance et une haine de soi abjecte coexistaient sur des voies parallèles et qu’il suffisait d’un infime catalyseur pour me faire passer de l’une à l’autre. Mais cela, on le sent dans le film, non ? Quels sont les traits émotionnels saillants de Frownland ? Soit l’atroce haine de soi, soit l’agressivité, la méchanceté. Le personnage connaît le manque de confiance en soi mais, pour autant, il n’éprouve aucune compassion envers ceux qui ont le même problème. (…) J’ai une relation très agressive avec la ville, et elle avec moi, ou du moins, c’est ainsi que je le perçois. C’est comme le dilemme du prisonnier en théorie des jeux, dans lequel vous ne pouvez vous empêcher de trahir celui avec lequel vous devriez coopérer. Je suis comme ça, suspicieux des autres, je présume toujours le pire, et à l’intérieur cela me rend très agressif, comme si je me préparais à une confrontation atroce. Et même si elle n’a pas lieu, ce qui est le plus souvent le cas, le moteur tourne quand même, je m’y prépare, je rumine, je scénarise : qu’est-ce que je ferai quand cette confrontation aura lieu ? C’est comme les particules d’un électron en colère. Et bien sûr, cela informe mon travail. Encore aujourd’hui, je suis dans le métro et je lis Proust. Un type à côté de moi, l’air cultivé, me regarde et regarde le livre, et peut-être que je projette, mais j’imagine qu’il m’associe au livre avec perplexité, et il se dit : « mais pour qui se prend ce type, à crâner dans le métro avec ce livre énorme entre les mains ? » Son regard n’a rien de bienveillant. À ce stade, je ne lis plus, je ne fais qu’imaginer la remarque méprisante que ce type va me faire et j’écris le scénario de ma réponse. Tout mon esprit est désormais occupé par ce type. J’en arrive à la conclusion que s’il me dit un truc du genre : « Alors comme ça on lit Proust ?», je vais lui dire : « Votre haleine pue la merde. » Et dans ma tête, en désintellectualisant la conversation, je vais l’obliger à prendre conscience de lui-même comme chimpanzé de base qui prend le métro. Mais en même temps, je ne sais rien de ce type, et cette confrontation n’a jamais eu lieu. Je passe donc vingt minutes dans le métro pour venir ici, pas à lire mon livre mais à me faire ce film. Alors la confrontation n’a jamais eu lieu mais l’énergie que j’y consacre existe bien, comment va-t-elle sortir, par où ? Emotionnellement, une certaine quantité d’énergie agressive a été générée. Où est ce matériau psychique ? Il existe et je pense que cela résume bien ma réaction face à la ville. » Ronald Bronstein[2]
Keith (Dore Mann) n’est pas méchant, mais il impatiente vite ses congénères. Perclus de tics et tocs, bégayant quand il ne s’emballe pas dans une logorrhée aux limites du cohérent et de l’intelligible, il fait fuir. Lui-même se décrit comme un « troll ». Personne n’a envie de consentir à lui rendre le moindre service. Ses « amis » passent par des stratégies grossières pour l’éviter. Même sommeillant sur un sofa, sa présence dans l’appartement de l’un d’entre eux pousse celui-ci vers une agonie intérieure, puis une manière incroyablement inhumaine de le mettre vite fait à la porte. Il vit de la vente de coupons au porte-à-porte, finançant soi-disant la lutte contre la sclérose en plaques (une arnaque visible), tandis qu’un boss prêt à le renvoyer à tout instant surveille son parcours depuis un van stationné non loin. L’ironie d’une personne acceptant ce boulot alors qu’elle n’est pas toujours capable d’articuler deux phrases calmement serait savoureuse, si elle ne portait pas pour lui autant à conséquence. Keith a une petite amie. Enfin, en quelque sorte. Le plus probable est qu’ils se soient « rencontrés » sur un chat ou un forum généraliste. En fin d’adolescence, d’un milieu plus aisé, visiblement paumée, Laura (Mary Bronstein) vient parfois sangloter chez lui, dans un état de décompensation désarmante. Il entreprend de la divertir en improvisant un spectacle de marionnettes avec une paire de chaussettes blanches usagées. Ce n’est pas très concluant. Il va sans dire que quand il aura, inversement, besoin d’elle, celle-ci se montrera parfaitement indifférente à sa détresse.
Keith, surtout, a un colocataire. Charles (Paul Grimstad), non content de l’assourdir la nuit durant avec des accords de synthés impossibles, ne paie ni son loyer, ni l’électricité. Dans le même temps, il se montre de la pleine arrogance que lui permettent ses meilleures aptitudes verbales, retournant chaque confrontation à ce sujet, que l’autre évite autant que possible, en une agression malhonnête où l’oppresseur, la personne en faute, lui, se présente telle la victime et l’innocence bafouée. – Bien sûr, qu’il paiera ses factures. Qu’est-ce que vous croyez ? Qu’il est débile ? – Ça ne peut que mal tourner et d’une manière inéquitable : l’un risque un bête retour chez ses parents, l’autre de réellement finir sans-abri. Frownland filme le basculement, social et psychique, d’un individu déjà en marge, dans un pays où n’existent aucunes protections étatiques décentes. La vie de Keith n’est déjà pas une sinécure. Il s’apprête à perdre ce qu’il en reste. Une parenthèse développée filme son coloc’, revenant soudain vaguement à la raison, chercher un petit boulot dans le Queens. L’emploi ne pousse pas aux arbres, même les places de serveurs requièrent un questionnaire sibyllin (« de quoi est faite une sauce hollandaise ? »). Le moment de son humiliation, durant cette quête, par son propre oppresseur révèlera le fond, mi-empathique, mi-sarcastique, de cette digression : chacun est ici le souffre-douleur de quelqu’un d’autre.
Ronald Bronstein n’est pas cinéaste de profession, mais projectionniste au Lincoln Center. Raison partielle, peut-être (en plus du petit culte dans son quartier) du choix récent de son unique titre par Kodak dans le cadre d’un festival célébrant des films réalisés sur pellicule. Son 16 millimètres, aux teintes chaudes, au grain rugueux, est le premier fait d’arme d’un chef-opérateur désormais de renom – Sean Price Williams. Tourné sur plusieurs années, dans des intérieurs d’amis, le film marque la naissance du do-it-yourself new-yorkais. Son influence est directe, flagrante, sur Mary Bronstein, les frères Safdie, Robert Greene, Alex Ross Perry. Tant de cinéastes collaborant avec le même génie de la photographie. D’un naturalisme trompeur, l’image tend ici progressivement à un cauchemar expressionniste, voisin du muet qu’une VHS neigeuse reflète, de l’extrait d’un film de monstres qui ouvre la première scène. Par des cadres étouffants, la mise en scène capture un sentiment d’aliénation urbaine. Comme si le Mike Leigh des années 70 ou de Naked entreprenait un film d’horreur. Vision d’une humanité répandue (il suffit d’ouvrir les yeux dans les transports publics), que les mieux préservés feraient tout pour éviter, avec qui il peut paraître épuisant de simplement parler. La violence fondamentale du film tient à ce que personne ne voudrait, en toute honnêteté, passer un simple trajet d’ascenseur avec son protagoniste. Et que nous sommes, dès lors, tous responsables à notre manière de l’isolation terrible que lui et ses semblables endurent.
Le cinéma a ordinairement une manière commode, flatteuse et ultimement mensongère de caractériser ses losers. Ils sont rendus sympas. On voudrait glander avec. On ne comprend pas ceux qui les snobent. Ils sont forcément marrants. L’empathie est facilitée. Bronstein, au contraire, teste les limites de notre compassion. Il n’est pas faux de dire que Keith est difficilement supportable, généralement pathétique et parfois peu compréhensible. La désespérance qui lui colle à la peau, les conditions de sa pauvreté, renvoient à une condition réelle. Et notre réponse immédiate à celles-ci peut être déplaisante : le rejet instinctif d’un être aussi instable et dépassé. L’évitement, comme si le simple fait de trop s’en approcher mettait en danger de personnellement choper sa poisse par procuration. Il ressemble vraiment à un inadapté du genre que l’aide-sociale rattrape dans les États Providence. C’est en cela qu’il touche authentiquement – en montrant un visage réel de l’inadaptation. L’indignation épidermique, que le film de temps à autres suscite, a de toute évidence quelque chose à voir avec cette difficulté révélée de l’identification à plus mal loti que soi. Certaines personnes ne supportent pas de voir leur propre empathie mise à l’épreuve, leur tolérance interrogée – et se défendent de cette révélation sur elles-mêmes en projetant ce désagrément sur le film.
À chacun ses boutons rouges. Un des miens consiste à lire ou entendre quelqu’un rejeter une œuvre de fiction au nom de personnages « insupportables » ou « inintéressants ». À qui s’y avère sensible, c’est une offense assez fréquente. Le degré zéro de la critique (cinéma aussi bien que littéraire, de tous les arts pouvant inclure des personnages), allant de pair avec le sens d’une obligatoire exemplarité (donnez-nous des êtres idéalisés auxquels nous identifier facilement) me laissant songeur quant au rapport aux autres, dans la « vraie vie », de ces âmes aisément offusquées ou lasses (après tout, les personnes problématiques, ou ennuyeuses, sont, souvent, celles qui ont les histoires les plus intéressantes). Une bonne raison de défendre Frownland est qu’il s’agit d’un film rempli à craquer de personnages « insupportables » ou « inintéressants », presque la profession de foi d’un souci porté conjointement à ces deux catégories. Un film activement nuisible à ceux qui fuiraient esthétiquement toute forme d’ennui ou de désagrément potentiel, pour les autres un euphorisant sésame, l’un des secrets les mieux gardés de ces dernières années.
D’autres films, qui nécessairement divisent, peuvent procurer cet effet – que les aimer signifie d’être, d’une manière significative, sur une fréquence semblable (The Brown Bunny, Possession…). Son plus proche voisin dans l’équipe serait possiblement Smorgasbord, dernier film de Jerry Lewis, porté par un héros assez similaire : un adulte sans emploi, sans compagne, maladivement maladroit, au point d’échouer à toutes ses tentatives de suicide à répétition, traité comme un bouffon dans à peu près chaque interaction sociale, pris au piège de nombreux dérèglements quotidiens de la vie moderne et bureaucratique. Deux films au radical humour noir, rayonnant du même désarroi tonique devant l’horreur ordinaire, l’absurdité de la vie de tous les jours. Sans s’attarder sur le poids de la question juive dans leur vision partagée, qui renverraient conjointement à Kafka, maître des personnages « insupportables » et/ou « inintéressants » (Bronstein s’y référant explicitement au détour d’une scène, dans un désaveu de filiation trop empressé pour ne pas autoriser d’être remis en question). Une tradition narrative pour laquelle l’universalité de l’œuvre est constamment menacée, son extériorité (perçue comme hostile au dernier degré) inéluctable. Le langage que ces auteurs partagent, contre leurs persécuteurs réels ou redoutés, est celui d’un comique que ces derniers ne comprendront pas. Ceux que le film électrisent ont une tendance avérée à le considérer comme une comédie. Une stratégie d’apaisement par le pire : quel que soit votre degré d’anxiété sociale, qui que soient vos propres colocataires, ce sera en principe toujours mieux que Frownland (enfin, sait-on jamais…).
Qu’il soit ici (trop) question de littérature n’est pas sans relation avec l’ambition du film, sous autant que par l’âpreté de son enveloppe, qui est bien celle de la fiction moderne la plus noble (de Kafka à David Foster Wallace) : se confronter à la complexité émotionnelle, à l’inconfort de la condition humaine. Une volonté d’explorer des territoires incertains, la part inacceptable, éventuellement insolvable, de l’existence. (Étant entendu qu’une autre part devrait être collectivement résolue, tandis que les Keith s’avèrent de plus en plus nombreux, masse de ceux et celles repoussés aux limites de leur propre vie.) Un art minoritaire, remettant sur le tapis les possibilités mêmes de son universalité. Certains se sentent happés, d’autres repoussés. Il y a donc eux et nous. Division opérée qui pour l’œuvre équivaut à avoir trouvé son public. Peu importe la réputation que Frownland peu à peu solidifie (nous ne sommes finalement, et c’est tant mieux, pas si rares à l’aimer), ce sera toujours notre secret bien gardé.
[1] Cité par Zadie Smith dans Changer d’Avis (éd. Gallimard, 2013, pp. 351-352, Brefs entretiens avec des hommes hideux : Les cadeaux exigeants de David Foster Wallace). Suite et fin de la citation : « Il est donc difficile pour un public jeune et habitué à ce que l’art donne 100 % de plaisir sans le moindre effort de sa part de lire et d’aimer la fiction sérieuse. C’est un vrai souci. Je ne crois pas que les lecteurs d’aujourd’hui soient « stupides ». C’est juste que la télé et la culture de l’art de grande consommation leur ont inculqué des attentes d’enfants paresseux. C’est pour ça qu’il est plus difficile que jamais de toucher des lecteurs par le biais de l’imagination et de l’esprit. »
[2] in Cahiers du Cinéma n°670, septembre 2011, pp. 68-69, À la rencontre de la nouvelle scène new-yorkaise
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