Le NIFFF 2018 a été marqué par la présence du réalisateur et écrivain David Cronenberg. En plus d’avoir présidé le jury chargé de récompenser le meilleur film de la compétition internationale (Climax, sans surprise), le Canadien a présenté une carte blanche de cinq films (sur laquelle nous revenons ici), a donné une conférence sur le rapport entre son travail de cinéaste et la littérature. De son côté, le festival lui a rendu hommage en projetant cinq de ses films : Videodrome, Dead RingersCrash, eXistenZ et Cosmopolis. L’occasion pour nous de revenir sur trois de ces titres. À six mains, nous nous interrogeons sur les particularités des mutations représentées entre 1983 (Videodrome) et 2012 (Cosmopolis) en passant par 1999 (eXistenZ). À chaque décennie ses particularités, avec comme fil rouge la perturbante impression que le Monsieur a toujours eu de nombreux coups d’avance. Long (to) Live to the New Flesh et Death to the demoness, Allegra Geller !


Videodrome, 1983

« Désormais, la signification de l’évolution de la civilisation cesse à mon avis d’être obscure : elle doit nous montrer la lutte entre l’Eros et la mort, entre l’instinct de vie et l’instinct de destruction, telle qu’elle se déroule dans l’espèce humaine. »
Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation

Sorti en 1983, Videodrome est l’histoire d’une nouvelle spéciation de l’entité humaine, rendue possible par la création technologique d’une tumeur qui libère des possibilités physiques et métaphysiques jusque-là inconnues (enfin, au premier abord, c’est aussi l’histoire d’un programmateur de chaîne télé pour adultes qui cherche à acquérir une émission de torture pornographique clandestine nommée Videodrome, mais ça, vous le saviez sûrement déjà). Il s’agit donc de l’exploration du futur de la vie à travers la mort, de l’inévitable omniprésence de Thanatos au royaume d’Eros. Dans Videodrome, le thème de la libération d’Eros et de Thanatos est rendu explicite à travers le mélange du plaisir et de la douleur, d’abord dans un contexte érotique (entre Max Renn et Vicky), puis plus tard à travers les mutations subies par le protagoniste, qui finira par trouver une nouvelle voie à son épanouissement en acceptant la douleur associée à ses changements physiques, et notamment l’insertion de corps technologiques étrangers dans la fente vaginale qui apparait sur son ventre (expression on ne peut plus douloureuse d’une violation à la fois physique, émotionnelle et mentale). Le plaisir extatique dérivé du contact à la technologie est magnifiquement illustré par la transformation de la télévision en objet sensuel et sexuel, au point que Max finit par plonger tête la première entre les deux hémisphères de son écran devenu mammaire : chez Cronenberg, si la chair doit se faire technologique, alors il n’y a aucune raison que la technologie ne devienne pas charnelle.

Au fur et à mesure des mutations, la conscience modifiée qui s’impose entraîne de nouveaux états somatiques grotesques. Le corps et l’esprit opèrent une interaction constante, le premier étant souvent contrôlé par une philosophie cartésienne distordue, avant que les mutations qu’il subit ne provoquent des altérations psychiques terrifiantes. Si l’homme ressent le besoin constant de contrôler son corps, Cronenberg s’attache dans Videodrome à prouver que cette maîtrise lui échappe aisément, comme illustré par la perte de repères cognitifs dont Max fait l’expérience, en sus de sa transformation corporelle. La nouvelle chair dont il devient porteur découle d’innovations technologiques dont le but est de transpercer le voile de la domination cognitive de l’individu pour libérer son potentiel méta-organique. Et soudain, sans crier gare, Cronenberg touche du doigt des concepts que l’on pensait enterrés : l’émergentisme, qui avance que certains bonds évolutifs se manifestent indépendamment de l’historique évolutionnel, renaît de ses cendres à travers la démonstration artistique d’une symbiose technosomatique que le cinéaste rend appréhendable.

Le déchirement sensoriel vécu par notre protagoniste doit mener à la réalisation que la réalité n’est qu’une invention de l’être humain, comme le sexe deviendra une création artistique humaine dans Crash, modifiable à loisir par le biais de la technologie (automobile). Invitant le spectateur à pénétrer une mutation cinématographique déstabilisante, le réalisateur propose que l’homme n’ait plus besoin de la réalité pour vivre, seulement de vivre avec la réalité qu’il a choisi d’habiter (l’existence des concepts s’étant diluée dans l’éther insondable de l’intangibilité télévisuelle, le médium a supplanté la réalité).

L’approche théorique de l’œuvre de Cronenberg est une nécessité critique à partir du moment où l’auteur lui-même exprime sans cesse dans ses films et ses déclarations une volonté de reconfigurer la hiérarchie des théories. Selon ses propres dires : « Tous les phénomènes sexuels expliqués par Freud pourraient être perçus comme des problèmes de communication par quelqu’un comme Marshall McLuhan. Je pense que chaque théorie (freudienne, marxiste, féministe, et autres) propose une part de la vérité mais jamais la vérité toute entière. »

L’évocation par Cronenberg d’un théoricien tel que McLuhan n’a rien d’hasardeuse. Comme l’observe Douglas Mann dans son ouvrage Long Live the New Flesh, le prophète télévisuel présenté dans Videodrome, Brian O’Blivion, s’avère très évidemment être une version fictionnelle du Canadien. Ce dernier avait théorisé, dans son livre Message et Massage, un inventaire des effets, que l’ensemble des médias constituait une extension du sensorium biologique humain. Difficile de ne pas voir en Videodrome l’essai le plus explicite du réalisateur en la matière, le film réunissant un nombre vertigineux de concepts proches de l’école mcluhanienne : prolongation de la vie par-delà la mort physique à travers la télévision, amélioration de l’expérience sensorielle, aide aux laissés-pour-compte et sans abris via la mise en place de stations de visionnage télévisuel à des fins médicales, et ainsi de suite. En faisant des médias le moteur mutagène du monde, du corps et de l’esprit, le cinéaste abandonne les préceptes cartésiens du dualisme psychosomatique, et accepte que ceux-là fassent partie intégrante de notre structure mentale. Les effets de la technologie ne se ressentent pas avec l’évolution des concepts et des opinions, mais dans la façon qu’elle a d’altérer inévitablement notre perception. Comme chez McLuhan, les retombées du signal de Videodrome s’observent comme des extensions et des amputations du corps humain : sa tumeur octroie à Max la possibilité de percevoir son nouvel état somatique autrefois inatteignable.

Bien que le scénario tende à rendre impossible la distinction entre hallucinations et réalité lors du troisième tiers, Cronenberg ne s’empêche pas de laisser des indices. Pourquoi, par exemple, choisir des figurants aussi aléatoires que deux ouvriers transportant une fenêtre pour accompagner la scène durant laquelle Max Renn s’enfuit du studio une arme à la main ? Et pourquoi cet objet a priori sans importance dans le récit devient-il un obstacle de quelques instants sur son chemin ? Libre à vous de penser ou non que Max a franchi définitivement le cadre séparant les réalités, et que le dernier acte délaisse entièrement la nôtre. Car finalement, par sa conclusion radicale, Videodrome propose une apothéose sensorielle rarement égalée depuis : arrivé au bout de ce que le domaine physique lui permet d’endurer, Max fait le choix, dans une fascinante adaptation du pari de Pascal, de croire en la nouvelle chair ; et le corps de Nicky, femme tentatrice du héros, et l’esprit de Bianca, gardienne du passage vers l’échelon suivant, de fusionner dans l’esprit en mutation d’un homme aux portes de la transcendance corporelle.

Où en est donc l’évolution de la civilisation depuis sa rencontre avec Freud ? Dans l’interview fleuve menée par Chris Rodley publiée sous le titre Cronenberg on Cronenberg, le réalisateur affirme qu’« à partir du moment où nous ancrons notre réalité, ainsi que notre compréhension de celle-ci, au sein de nos corps, alors nous confions toute entière notre réalité à la fugacité de ces derniers ». Cronenberg y reviendra plus tard avec eXistenZ, qui de bien des façons accomplira pour l’univers virtuel ce que Videodrome avait accompli pour la télévision. Longue vie à la nouvelle chair !

Alex Rallo


eXistenZ, 1999

Étourdissante décennie que les années 90 pour Cronenberg : foisonnement du Festin Nu, intériorisation des motifs de M. Butterfly, atmosphère pure et raréfiée de Crash (son sommet à ce jour)… Où aller après cela ? Et avant cela, quel bilan en tirer ? eXistenZ est le film de cette mise au point, celui qui secoue le tamis de fond et de forme (chez le cinéaste indissolubles) pour voir ce qui reste, avec quoi de substantiel repartir, dans une direction qui pourra décevoir (elle ne manquera pas de désarçonner certains), mais où il ne peut faire autrement que se rendre (pour le postuler à grands traits : vers une angoisse plus mentale et/ou sociologique). On ne pourrait pourtant imaginer bilan provisoire moins plombé par l’esprit de sérieux, de son auto-importance, que ce film ludique, sauvagement amusant à chaque visionnage. eXistenZ est bien un film sur un jeu, celui qui a fait de sa conceptrice Allegra Geller (Jennifer Jason Leigh) une sorte de prêtresse d’une nouvelle ère technologique, ainsi que la victime d’attaques la poussant à fuir avec un gentil dadais de son office des relations publiques (Jude Law). Échappée faisant, elle lui révèle bien vite que les réponses nécessaires à leur survie se trouvent dans son jeu, auquel il lui faudra, contre ses résistances (il est concevable que l’injection d’un pod dans la moëlle épinière fasse réfléchir à deux fois) lui aussi jouer. C’est le candide qui nous introduit (au propre comme au figuré) dans l’univers d’eXistenZ (film et jeu), mais c’est une figure féminine expérimentée (là encore dans toutes les acceptions du terme) qui représente ici le double du cinéaste.

Au tournant du nouveau millénaire, le film s’inscrit parmi les premiers d’une vague de science-fiction portant sur les univers virtuels. Pour ne pas simplement dire, comme cela serait — réellement — le cas ici, la réalité virtuelle en elle-même. S’il a si bien vieilli, c’est qu’il ne s’encombre pas de « technologiser » son récit, ou de le bombarber de CGIs (un amphibien à deux têtes partiellement en images de synthèses semble une moquerie adressée à ceux qui prendrait la voie suggérée par ILM & Co), mais traite sur le mode organique, désespérément physique dans ses effets (jusqu’au risque du toc) propre à Cronenberg, le passage d’une réalité à une autre. Il a beau placer ici le cri de ralliement « vive le réalisme » du côté de ses ennemis, où qu’il soit, ce cinéma est à sa manière distinctement réaliste. Faisant fi d’une séparation formelle nette entre les niveaux de récits, il autorise avec une simplicité frontale un récit gigogne capable de s’enchâsser sur lui-même… pour se conclure sur une blague cosmique, loin de la volonté de mythologisation de son peu ou prou contemporain Matrix (on laissera deviner qui des deux pourrait avoir lorgné sur la copie de l’autre).

Une autre raison du très bon vieillissement de ce crû, que son sujet pouvait condamner à l’obsolescence rapide, est qu’il ne porte pas uniquement (ni même très fondamentalement) sur le jeu vidéo. Inspiré par une conversation avec Salman Rushdie sur la fatwa dont celui-ci était la cible (alors que lui ressortait à ce moment des attaques ad personam que lui valurent Crash), Cronenberg s’intéresse ici à la capacité de l’artiste (spécialement quand considéré/e comme potentiellement déviant/e) de créer sans risques et dès lors au statut de la fiction face à la réalité. Poussant dans ses derniers retranchements (par l’indistinction des mondes « joués » ou « vécus ») la séparation de l’art et de la vie, il questionne la possibilité de vivre de celles et ceux dont l’art devient intolérable à d’autres… sachant que leur vie est indissociable de leur art. Quand un panel de joueurs articulent, sortis du jeu, leur expérience, frustrations et plaisirs ressentis dans un personnage, la situation évoque autant un test qualitatif fait sur un échantillon de consommateurs qu’une rangée de comédiens évoquant en Q&A leur souvenir d’un tournage, la perception qu’ils ont du rôle qui leur a été assigné (trop limité, libérateur, etc.), en des termes dont la détente apparente est elle-même vaguement stéréotypée. La réassurance qu’offre pour un court moment le débriefing, sa jovialité cordiale mais en partie imposée, aux limites de l’inauthenticité, sera bien vite court-circuitée par un cinéaste qui n’entend pas laisser son public tranquille. Le fait est que l’art ne se fait jamais, ni ne se vit en tant que bénéficiaire, sans risques, qu’on lui demande précisément qu’il nous altère, d’en sortir changé. Ce que le mode de production et de consommation capitaliste (satirisé ici par la représentation d’une convention de fans) ne peut tolérer. Que la création ne peut être existentiellement confortable pour celles et ceux qui s’y engagent, ni selon Cronenberg pour la partie qui la reçoit.

À l’exception éventuelle de Jennifer Jason Leigh, une chose frappe dans eXistenZ : le caractère souvent mécanique du jeu des comédiens, cela non seulement dans le cas de ceux qui sont supposés incarner un personnage de jeu vidéo (l’habitué Robert A. Silverman butant sur ses répliques pré-configurées ou se mettant en mode pause au milieu d’une conversation, les accents grotesques dont Geller a affublé certains), mais de personnages configurés par le script comme pleinement humains en principe (on ne pourrait ici faire le distingo « en chair et en os »), du pépiement lissé d’un Jude Law anxieux à la bonhomie corporate de Sarah Polley. Si cette mécanisation du phrasé et des gestes n’est pas nouvelle chez l’auteur (qui, avec un sens affirmé de la direction d’acteurs, en tire une organicité paradoxale en interdisant le jeu « naturel » par défaut), rarement l’avait-il si critiquement interrogée. Plus qu’à leur tour, les joueurs se trouvent saisis par des propos, comportements, qu’ils ne souhaitaient pas tenir ou endosser, mais déterminés par le jeu-même, l’avancée de son intrigue. Cette détermination schizoïde (je ne peux pas dire ce que je fais, je ne peux pas faire ce que je dis) a certes trait à la pulsion (Cronenberg, par le biais des jeux de bouches et de mains sur l’orifice dorsal des pods pousse jusqu’à la quasi-parodie son obsession d’alors pour le potentiel érogène de l’analité), mais également au langage, au jeu social. Cronenberg s’est toujours intéressé à la nature de la langue (voir son goût et son talent pour l’invention d’acronymes ou de noms propres), aux possibilités inattendues de la grammaire face à une indétermination du sens (le cut-up burroughsien), ainsi qu’au déterminisme des actions par l’environnement. Comme le remarquent les deux joueurs, le libre-arbitre n’a qu’une place relative dans eXistenZ… mais pas moins réelle, juste suffisante pour lui donner du piquant. Une frontière de l’imposé et du consenti se donne à sentir dans cette politesse typique de Toronto dont ses protagonistes font preuve devant tout déferlement d’horreur, même dans l’abandon de soi.

Sa mise en abîme, au-delà de sa réflexion bien réelle sur la nature de l’art et du divertissement (ce qui précisément nous détournerait du réel par l’imaginaire), sur l’effroi qu’induit un monde où la fiction n’aurait plus de place (et la possibilité que l’avancée du virtuel, loin de servir la fiction, en réduisant la capacité imaginative en rapetisse au contraire la possibilité dans notre monde), ne donne rien de plus ou de moins en miroir, en réflexion, que ce qu’annonce son titre : cette drôle d’existence, avec ses déterminations et ses indécisions joueuses, la marge de manœuvre propre à chacun, la capacité d’invention de soi, l’identité comme une addition d’histoires que l’on se raconterait sur soi-même — mais que l’on n’aurait que relativement choisi d’endosser. Il y a bien une morale implicite à eXistenZ, sur la capacité (et la nécessité) d’accueillir l’expérience, la faculté (et le besoin) des humains à aborder l’existence avec la concentration passionnée, mélange de lâcher-prise et de présence aux événements, que l’on accorderait à un jeu, fait de règles incontournables qui précisément autorisent de s’émanciper dans ce cadre d’action donné. Dialectique insolvable, mais diablement excitante, de ce qu’on nous y impose et de ce qu’il nous revient d’y conquérir. « The possibilities are so great, and we are programmed to accept so little.« 

Jean Gavril Sluka


Cosmopolis, 2012

Adapté à la lettre d’un roman visionnaire et réputé inadaptable de Don DeLillo – qui pouvait déjà sembler abscons –, Cosmopolis rebute, fascine, ennuie ou laisse admiratif. En un mot : il divise. Pourtant, et c’est une première chez le réalisateur, la lecture du synopsis pouvait laisser croire à un récit confondant de simplicité : Eric Packer, un golden boy multimilliardaire, décide d’aller chez le coiffeur, à l’autre bout de Manhattan. Seulement voilà, la ville est mise à feu et à sang par des émeutes anticapitalistes – le film a été tourné pendant l’occupation de Wall Street par les Indignés que le roman de Don DeLillo avait de fait prédite – et la visite du président des États-Unis bloque la circulation. Il faudra donc une journée entière pour que la limousine du jeune homme parvienne à destination. Une journée pendant laquelle le monde de ce dernier va s’effondrer, la faute à une spéculation excessive sur le yuan. En dépit d’une menace inconnue mais « crédible » qui pèse sur lui, Packer s’obstine à poursuivre son voyage qui s’apparente de plus en plus à une pulsion de mort.

La narration de Cosmopolis évolue exclusivement au rythme des dialogues (repris tels quels de l’œuvre du romancier). Pendant plus d’une heure, différents interlocuteurs vont simplement rejoindre Packer dans sa limousine ou dans un café pour s’entretenir avec lui sur l’art, la finance, le sexe et la mort. Figures purement allégoriques, ces personnages finissent par transformer la limousine du golden boy en microcosme. Parfaitement isolé, le véhicule – pas moins métaphorique – semble totalement déconnecté de la vie extérieure et des réalités du peuple ; en véritable cabine de pilotage réservée aux élites, il survole le monde moderne qui court à sa perte. En témoigne cette scène saisissante où les émeutiers s’en prennent à la limousine sans que ses occupants ne bronchent d’un sourcil alors qu’ils dissertent sur la marche du monde et la nécessité de la destruction cyber capitaliste qui finira par jeter les individus à l’égout.

« Un rat devint l’unité d’échange »

C’est sur cette phrase, extraite d’un poème de Zbigniew Herbert, que s’ouvre Cosmopolis, pour signifier toute l’absurdité du capitalisme. Le cœur du film est là. Eric Packer, qui a fait fortune en « inventant » une mesure temporelle infinitésimale (la nanoseconde, soit un milliardième de seconde) incarne l’absurdité d’un système qui est censé répondre à une logique mais qui s’avère finalement incontrôlable. Packer a beau faire corps avec ses écrans de contrôle ultramodernes, la réalité échappera toujours à sa conception du monde qui exclut l’asymétrie, l’imprévu. Ainsi, sa quête de pouvoir infini le mène à repousser les limites, de la spéculation comme de la vie, forcé qu’il est à toujours expérimenter plus, le meurtre étant « l’extension logique du business ». Peu à peu, la limousine se transforme en corbillard, précipitant Eric Packer et le monde qu’il représente vers son destin suicidaire. Grand film sur le temps, la pénultième réalisation de Cronenberg sonde la dimension qui définit désormais le monde occidental. Alors que le temps est une denrée qui se raréfie dans la société boursière, le véhicule du milliardaire évolue paradoxalement au rythme d’une lente dilatation. Le spectre de Marx, celui qui hante le monde (et non plus la seule Europe) est désormais remplacé par le capitalisme. Ici, le roi est celui qui fragmente au maximum la réalité. Fragments temporels : l’argent ayant littéralement créé le temps, un temps d’horloge qui détourne les individus de l’éternité pour les aliéner à des heures mesurables qui dictent le profit. Fragments de mesure également : la maîtrise la plus fine des modèles économiques permettant au final de les anticiper, soit des les influencer. La vie du golden boy ne doit plus se réduire au présent – « la vie est trop contemporaine » regrette un de ses coups, interprété par Juliette Binoche – mais se projeter dans le futur. Le problème est que si tout le monde est désormais à dix secondes de la richesse, une syllabe suffit aussi à provoquer la chute. La fragmentation et la précision des outils d’analyse sont telles qu’une simple pause dans un discours du ministre des Finances suffit à affoler les marchés. Ni la grammaire ni la ponctuation ne permettent d’interpréter de manière sûre le sens de cette pause. L’économie mondiale vacille parce qu’un homme a respiré. Voilà ce qui provoque la chute de Packer, l’imprévisible et le chaos individuel, à l’image de cet entarteur interprété par Amalric.

Tout comme dans son film précédant – A Dangerous Method, qui s’intéressait à la rencontre entre Sigmund Freud et Carl Jung et à la naissance de la psychanalyse –, Cronenberg retourne à ce qu’il considère comme l’essence du cinéma : des hommes qui parlent. En l’occurrence, le verbe de Don DeLillo est particulièrement savoureux. Extrêmement verbal, Cosmopolis n’en est pas moins un film de mise en scène. Grâce à une variété sidérante de cadrages, le réalisateur réinvente à chaque seconde l’espace de la limousine à tel point qu’aucun plan ne se ressemble. Les idées fusent et les champs-contrechamps – composition la plus simpliste qui soit – gagnent une puissance et une tension inouïes. C’est par les mouvements des corps (aucun passager de la limousine ne s’y installe de la même manière) que l’espace est redéfini. Il est d’ailleurs intéressant de relever que la quasi totalité des personnages (Amalric et Giamatti exceptés) sont dirigés de manière étrangement similaire à ce qui a été décrit ci-dessus pour eXistenZ : la femme de Packer, interprétée par Sarah Gadon, est celle qui transmet la plus grande impression de configuration mécanique. Treize ans après eXistenZ, la réalité semble belle et bien s’être hybridée avec le virtuel, non pas ludique, mais économique. De son côté, le jeu de Pattinson oscille entre un comportement pré-configuré et des accès de pulsions naturelles immédiatement refoulées qui prennent la forme de tics nerveux. Dire que le film a révélé son talent est un euphémisme : présent dans absolument tous les plans, il bouffe littéralement l’écran et relève le défi de jouer l’injouable : l’insolence du système (voir sa manière de ne pas regarder ses interlocuteurs dès que ceux-ci lui sont socialement inférieurs).

Au final, Cosmopolis est le film que ce début de XXIe siècle attendait et reste l’œuvre la plus pertinente sur notre époque. Symptomatique d’un monde qui perd la notion de narration et qui cherche du sens dans l’abstrait – le très beau générique de fin sur fond de toiles de Rothko n’est pas innocent – , il en est le parfait témoin. Si vous n’y trouvez aucun sens, c’est essentiellement parce que le film se veut l’expression d’un système qui n’en a plus. Une fois de plus, c’est par le corps qu’Eric Packer pourra prétendre à une compréhension de la réalité. C’est bien la nouvelle de l’asymétrie de sa prostate qui lui permet d’intégrer l’idée de l’imprévisible et de changer de paradigme. Plus dramatique encore que le parcours du jeune milliardaire, cet aveu final des working men par l’intermédiaire du Christ inversé Benno Levin : « j’attendais de vous que vous me guérissiez, me sauviez ».

Thomas Gerber

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