Comme le veut désormais la tradition, Film Exposure profite de la fièvre des bilans de fin d’année pour revenir sur les films – et séries – qui ont marqué l’équipe de rédaction au cours de ces précédents mois. L’objectif étant d’éviter les titres trop évidents, nous proposons de nous attarder sur des œuvres un tant soit peu marginales qui, en festivals ou en distribution limitée, se sont démarquées et qui selon notre humble avis méritent un coup de projecteur. Aussi, vous ne trouverez ci-dessous aucun « best of » ou autres « top 10 » ni, comble de l’inutilité, « flop 10 », mais une modeste série de propositions qui, nous l’espérons, titilleront la curiosité de nos lecteurs.


Le choix d’Alex Rallo :

1847, Irlande. Feeney, un Irish Ranger engagé dans l’armée britannique revient d’une guerre lointaine et retrouve ses terres natales désolées : la grande famine bat son plein, et sa mère a péri au même titre que nombre d’Irlandais. Le reste de sa famille étant obligé de vivre sans abris après qu’un propriétaire Anglais sans merci les ait délogés, l’ex-soldat entame une quête vengeresse malgré la présence d’un de ses anciens compagnons d’armes, employé pour retrouver et éliminer l’Irlandais.

170 ans que la grande famine a ravagé l’Irlande, et voilà enfin le premier film produit localement à traiter du sujet de manière frontale. Et quel film ! Western irlandais surclassant de loin ses rares compères (la série An Klondike/Dominion Creek sur Netflix, No Party for Billy Burns), Black ’47 s’attache d’abord à poser une atmosphère et à installer les éléments historiques avant d’embrasser le cinéma de genre dans un troisième acte de récit de vengeance implacable. Si l’acteur principal James Frecheville ne vient pas de l’île d’émeraude, sa diction de la langue irlandaise, qu’il a étudiée pour l’occasion, est infaillible. Stoïque, imposant, il mène le récit avec un charisme que même le talentueux Hugo Weaving a du mal à égaler en mercenaire désintéressé. Le reste du prestigieux casting ne dépareille pas ; mais c’est surtout pour sa hardiesse scénaristique que l’on apprécie l’entreprise, le réalisateur Lance Daly n’hésitant pas à en mettre plein la gueule des Anglais d’un bout à l’autre du métrage, clairement présentés comme complices d’une tragédie incommensurable.

Feeney est ainsi nommé en hommage à John Ford (né John Martin Feeney), et pour la signification du patronyme en irlandais (O’Fiannaidh, soit « descendant de soldat »). Ce n’est pas un hasard : le cinéma irlandais se sort enfin les doigts du cul pour mettre fièrement en image l’époque la plus désolante de son passé proche à travers un western nerveux qui ne lésine pas sur les vérités historiques fâcheuses. Nul doute que quelques détails échapperont à ceux qui ne connaîtraient pas parfaitement le contexte historique (il faut savoir que les Anglais ne distribuaient la soupe salvatrice qu’aux Irlandais acceptant de se convertir au protestantisme), mais la rage du protagoniste à l’encontre du bourreau de sa famille dépasse toute considération d’oppresseurs/opprimés pour retrouver une universalité porteuse.

Parmi les tous meilleurs films de l’année.


Les choix de Jean Gavril Sluka :

Madeline (Helena Howard) est une adolescente se destinant au métier d’actrice, suivant pour cela des cours préparatoires parmi une troupe qui s’applique à des exercices physiques et émotifs inscrits dans une certaine tradition américaine de la performance. Elle vit aux marges de New York, avec une mère, Regina (Miranda July), qui l’aime d’un amour étouffant, la dépose à ses cours et vient l’y récupérer. Elle oscille ainsi quotidiennement d’une bulle à une autre. La metteuse en scène du groupe avec laquelle elle travaille, Evangeline (Molly Parker), se prend d’un vif intérêt pour cette fille, sa vie, son passé (dont une hospitalisation pour troubles mentaux de type dissociatif). Elue par cette mentor, élevée au rang d’égérie, Madeline trouve dans ce travail un rempart contre une vie familiale étriquée. Mais les demandes très personnalisées de sa cheffe et enseignante deviennent un autre carcan, plus insidieux quoique pas moins drapé de bonnes intentions. Son existence se trouve progressivement vampirisée par une écriture de plateau qu’elle ne maîtrise pas complètement et dont il n’est pas certain que la charge intime favorise sa balance émotionnelle. De par son statut de métisse (et l’usage qui en est visiblement fait à des fins promotionnelles) elle en vient à ressentir le soupçon d’être plus traitée en symbole qu’en personne à part entière, tandis que son incursion dans la sphère privée de sa metteuse en scène vient agressivement questionner le rapport de celle-ci à des proches afro-américains (de même qu’un fond tacite de politiques sexuelles reliant cette nouvelle figure d’autorité à sa mère célibataire).

Récit d’une émancipation tour à tour joyeuse et douloureuse, d’un cadre familial d’abord, professionnalisant et artistique ensuite, Madeline’s Madeline part d’un inconfort, d’une crise profonde de sa cinéaste précédant à la réalisation de ce chef-d’oeuvre halluciné. Evangeline entend monter un spectacle traitant du système carcéral américain, comme Josephine Decker gravitait autour de ce sujet sérieux un moment (il en reste quelque chose dans son court-métrage, très réussi, inscrit dans l’autrement inégal Collective: Unconscious). Elle mise tous ses jetons sur la révélation d’une jeune interprète… comme Decker offre ici son premier rôle à une Helena Howard novice, stupéfiante, qu’elle a découvert en participant à un jury et dont l’expérience a contribué à l’élaboration du script. Par ce reflet auto-critique le film se confronte à des problématiques insolubles de la création, telles que le sentiment parfois déplacé que peut avoir l’avant-garde de sa propre importance quand elle aborde des grands thèmes, puis le retour de balancier dans un sentiment d’insignifiance devant la marche du monde, ou la légitimité à aborder des maux sociaux qui ne vous affectent pas directement, ou le risque constant de l’exploitation (des autres… ou de soi-même) dans un travail nécessairement vital et personnel s’il entend avoir de la pertinence. La force du film tient à ce que ces éternelles questions n’y sont pas abordées sous un angle théorique, mais du point de vue d’une interprète dont la mise en scène restitue les sensations, associations d’idées, dont les états et réactions sont subjectivement rendus par une réalisation sensuelle, inquiète, jouant d’une dialectique du touché, de l’entendu, du vu et de l’abstraction mentale, d’un tissu affectif invisible et non-dit. Jamais depuis Out 1 probablement, le cinéma aura-t-il aussi bien filmé le théâtre, fait sienne une recherche dans le jeu qui est une affirmation de l’humain jusque dans ses limites, un acte de sereine défiance face au formatage de quelque nature qu’il soit.

  • Senses, Ryûsuke Hamaguchi, Japon 

En 2015, Senses (curieux titre français) s’appelait à l’international Happy Hour et voyait ses quatre interprètes amatrices rafler un prix mérité d’interprétation au Locarno Festival. Fruit à l’origine d’un atelier donné à des non-professionnels qui s’est progressivement transformé en une oeuvre-fleuve d’une noble aspiration romanesque, le film, scindé en cinq parties, d’une durée totale de 5 heures 17 minutes, a connu en mai 2018 une exploitation française, jouant du principe roublard de la série (épisodes 1-2, 3-4, 5 : cela fait trois séances et évite l’intimidation de la durée en la segmentant). Pourquoi pas, si le film pouvait ainsi vivre en salles… En discuter à la fin de chaque séance avec les amis (également enthousiasmés) qui m’y accompagnaient ajoutait au plaisir de la sortie ré-itérée, précédant une autre envie solitaire pour sa parution en dvd : voir l’entier en un bloc, tel qu’il a réellement été pensé. Senses raconte l’histoire de quatre trentenaires japonaises approchant de leur quarantaine, un groupe d’amies dans la région de Kobe qui se trouvera mise à l’épreuve par la disparation de l’une d’entre elles, Jun (Rira Kawamura). Face à sa fuite volontaire d’une vie dans la baie d’Osaka qu’elle ne supportait visiblement plus, Fumi (Maiko Mihara), infirmière célibataire, Sakurako (Hazuki Kikuchi), mère au foyer lassée de l’inattention de son époux et de leur fils, ainsi qu’Akari (Sachie Tanaka), mariée à un éditeur veule et volage avec lequel elle travaille, se retrouvent à questionner leurs propres expériences malheureuses, une misère sentimentale et/ou professionnelle qu’elles ont trop longtemps occultées à elles-mêmes derrière une douceur de vivre, parfois sincère parfois résignée (souvent, les deux en même temps).

Un résumé succinct de ce mélodrame de la vie quotidienne, mise en accusation en creux d’une société japonaise patriarcale, ne transmet aucunement son caractère aéré, lumineux, simplement gracieux. Son impressionnisme rapproche Hamaguchi d’une forme française romantique (Grémillon, Garrel) tandis que la rigueur de sa réalisation, perméable à une inquiétante étrangeté naissant d’événements banals (une démonstration de mentalisme donnée un samedi matin par un jeune et – hors de ses séminaires – taiseux gourou, l’implosion d’un salary-man en pleine rue) ou à des accès de lyrisme concret (la lecture publique du texte émouvant et probe d’une rivale amoureuse) le rapproche d’un Kiyoshi Kurosawa, dont il fut l’élève. On sent devant Senses l’évidence d’être face à un maître, d’assister à l’apparition sur les écrans francophones (après plusieurs titres relativement invisibles hors du pays du Soleil Levant) d’un cinéaste avec lequel il faut compter. Ici encore, un film de révolte tranquille, de lutte existentielle (parfois furieuse, plus souvent calme : prendre le temps étant devenu un lieu atomique de la résistance à l’aliénation), qui met son ambition et sa modestie à leurs justes places respectives. Ici encore, un grand film consacré au vécu, habité par une passion de la psychologie morale.


Le choix de Thomas Gerber :

Beaucoup vous le diront, la nouvelle vague du nouveau cinéma coréen semble s’être essoufflée. Après le boom de la fin des années 1990, peu de nouveaux noms se sont imposés comme essentiels sur la scène internationale. Avec Na Hong-jin, Yoon Jong-bin est peut-être la deuxième meilleure surprise post-nouvelle vague. Après les déjà très convaincants Nameless Gangster et Kundo, The Spy Gone North confirme définitivement tous les espoirs qu’on avait placés sur ce cinéaste originaire de Busan.

En retraçant l’histoire de Black Venus (nom de code donné au début des années 1990 à un ancien officier sud-coréen chargé d’infiltrer le régime de Pyongyang alors en pleine prolifération nucléaire), Yoon Jong-bin s’attaque au difficile exercice du film d’espionnage intercoréen. Contrairement à Ryoo Seung-wan et son très bon The Berlin File (The Agent), Yoon ne mise absolument pas sur l’action. En effet, The Spy Gone North se présente comme un thriller politique. En dépit d’une intrigue éminemment cérébrale et tortueuse, Yoon Jong-bin parvient à livrer une leçon de géopolitique d’une redoutable efficacité. La force de son film réside essentiellement dans sa manière de faire se répercuter les enjeux globaux sur ses protagonistes. Au fil de son infiltration, Black Venus sera mené à reconsidérer sa vision de la péninsule coréenne et de sa politique, instrumentalisées par les puissances internationales.

Si la reconstitution du Nord et de Pyongyang laisse admiratif, on regrette seulement que Yoon Jong-bin sacrifie la subtilité de son approche dès qu’il s’agit de représenter le général Kim Jong-il, qui n’a ici rien à envier aux plus caricaturaux des vilains james bondiens. Il n’en demeure pas moins que The Spy Gone North s’impose comme la plus déchirante illustration qui soit du fameux proverbe coréen : « quand les baleines se battent, les crevettes ont le dos brisé ».


Les choix de Thibaud Ducret :

Chargée de couvrir la construction du métro de Copenhague, Rie se rend sur le chantier pour interviewer différents membres du personnel. Partie pour réaliser une promotion complaisante vantant la collaboration internationale et la perfection technologique de l’entreprise, la jeune femme découvre à ses dépens l’envers du décor : lorsqu’un incendie se déclare, elle se retrouve enfermée dans un caisson hyperbare en compagnie d’Ivo, un mineur croate, et de Bharan, un réfugié érythréen. Tandis que les flammes se répandent dans les souterrains, l’oxygène diminue dangereusement à l’intérieur du sas pressurisé.

Tourné dans le véritable chantier du métro de Copenhague (pendant les temps de pause des travaux), Cutterhead impressionne par son souci de crédibilité et d’immersion. L’introduction suit ainsi, en caméra portée, Rie explorer les entrailles du chantier à la rencontre de ses nombreux ouvriers. Les personnages sont alors présentés plutôt efficacement, au fil d’interviews qui en révèlent autant sur le fonctionnement de la construction que sur la personnalité de chacun. Au fur et à mesure de l’exploration, le cadre se resserre toujours plus, préparant au huis clos étouffant qui va suivre.

Lorsqu’il démarre l’écriture de Cutterhead, Rasmus Kloster Bro est en pleine recherche pour un autre projet, qui raconterait l’histoire de migrants africains, et il s’inspire alors de sa documentation pour ancrer davantage ce nouveau film dans le réel et agrémente son récit de problématiques contemporaines. Ainsi, il conçoit le chantier du métro de Copenhague comme une mini Europe souterraine. Emprisonnés ensemble, les trois protagonistes ne partagent ni la même origine, ni le même statut, ni la même morale. Les croyances de chacun vont ainsi s’entrechoquer (la très belle discussion illustrant les différents rapports à la famille), et les efforts communs pour la survie du trio se verront parasités par les intérêts individuels (le terrible plan final). Expérience intense et anxiogène, Cutterhead fut l’une des projections marquantes du NIFFF 2018, et s’impose comme l’une des belles découvertes de l’année.

Lorsque Joseph Staline meurt d’une attaque cérébrale, ses proches collaborateurs visent tous la succession du chef suprême de l’Union soviétique. Tandis que la déstalinisation se profile déjà, les membres du Politburo s’engagent alors dans une lutte de pouvoir sans merci. Auteurs de la bande-dessinée The Death of Stalin, Fabien Nury et Thierry Robin souhaitaient qu’Armando Iannucci soit celui qui porterait leur œuvre à l’écran. Spécialiste de la satire politique (ses séries The Thick of It et Veep, son film In the Loop), Iannucci apparaissait en effet comme le candidat idéal pour mettre en images cette vision aussi mordante que décalée des événements historiques. Poussant le curseur satirique encore plus loin que la BD d’origine, le Britannique impose à l’URSS de Staline le même traitement qu’il avait infligé aux gouvernements de Tony Blair et Gordon Brown dans ses précédentes créations : un environnement rempli au mieux d’incompétents qui ne comprennent rien à ce qu’ils font, au pire de manipulateurs grande gueule qui insultent tout ce qui bouge. La différence étant bien évidemment qu’ici Iannucci dépeint un système totalitaire.

Assumant pleinement son statut de fiction (les personnages parlent tous anglais et aucun acteur ne tente de prendre un quelconque accent russe), The Death of Stalin ne prétend jamais à l’exactitude historique et s’autorise quantité de libertés dans les événements et leur chronologie. Pour autant, sa peinture du stalinisme et des intrigues du Politburo n’en est pas moins fidèle. Le goût de Iannucci pour les dialogues ciselés et le jeu sur l’incompétence des personnages ne l’empêche nullement de brosser des portraits proches des véritables figures historiques, Khrouchtchev et Beria en tête. Mieux encore, loin de minimiser l’horreur de l’Histoire, l’humour omniprésent la souligne encore davantage : à la manière d’un Brazil, les gags illustrent régulièrement l’absurdité du système et la paranoïa qu’il engendre. Servi par un casting réjouissant (Steve Buscemi, Michael Palin, Jeffrey Tambor), The Death of Stalin est une comédie à la fois hilarante et parfaitement malaisante, et en définitive extrêmement jouissive.


Les choix de Loïc Valceschini :

Malheureusement encore trop peu connu sous nos latitudes, le cinéma de Nobuhiko Ōbayashi décroche parfois une place dans le panthéon de certains cinéphiles adeptes de pellicules extrêmes avec House (1977), un film halluciné que l’auteur de ces lignes ne peut que recommander. Mais l’œuvre de ce cinéaste fantasque ne se limite pas à cet ovni extravagant puisqu’elle compte des dizaines de films, courts et longs, qui constituent une carrière marquée par l’expérimentation, la poésie et l’envie de dépeindre la jeunesse japonaise. Hanatagami ne déroge pas à cette succincte description.

Finalisé alors qu’Ōbayashi luttait contre le cancer, le film est l’accomplissement d’un projet de longue date. Cette adaptation d’une nouvelle homonyme de Kazuo Dan (dont le titre se traduit par « panier de fleurs ») s’intéresse à une poignée d’adolescents dont le destin est remis en question alors que le Japon s’engage dans la Deuxième Guerre mondiale. Le pitch peut sembler commun, mais une chose est sûre : Hanagatami ne s’adresse pas à tout le monde. Aucune règle ne semble résister à Ōbayashi dans cette odyssée pamphlétaire qui ne cesse de se métamorphoser. Le cinéaste japonais s’adonne à une démesure formelle qui côtoie autant Georges Méliès que Jean Rollin, mêlant techniques et styles avec pour seuls mots d’ordre inventivité et poésie. Car c’est avant tout d’art et de passion dont il est question ici, utilisés par le réalisateur comme véritable étendard face à la bêtise humaine. Certes, Ōbayashi n’est jamais loin de déclarer à haute voix « faites l’amour, pas la guerre », mais sa naïveté est atténuée par la sincérité et le lyrisme qui jaillissent de toute part de son film. L’accepter c’est se laisser foudroyer par cette puissante ode à la jeunesse.

  • Ash, Li Xiaofeng, Chine

Depuis près d’une décennie, la production chinoise fascine tant sa courbe de croissance ne cesse de battre des records de box-office étourdissants. Un marché aussi vertigineux que chaotique, duquel de nombreuses boîtes de production internationales tentent de se tailler une part, et où les comédies et films d’action populaires ne laissent souvent que peu de place au cinéma d’auteur. On ne pouvait donc voir que d’un bon œil la création de « Project A », une initiative lancée par le géant Alibaba dont le but est de promouvoir les jeunes cinéastes chinois. C’est de cette plateforme de soutien qu’est issu le film de Li Xiaofeng.

Seconde fiction du réalisateur, Ash s’inscrit dans cette veine de polars néo-noir chinois qui, à l’instar de Black Coal, Thin Ice (Diao Yi’nan, 2014) ou de The Looming Storm (Dong Yue, 2017), utilise les codes du genre et la ruralité de la campagne industrielle pour aborder des problématiques sociétales. Li se sert d’un meurtre comme toile de fond pour dessiner un faux thriller qui révèle peu à peu une touchante tragédie existentialiste. L’ellipse inattendue sépare autant les époques que ses personnages et force les spectateurs à remettre les enjeux narratifs en perspective. Un récit ambitieux, parfois exigeant, qui complexifie le jeu d’oppositions pas nécessairement novateurs (ruralité/urbanité, classes sociales) qui tiraillent les protagonistes. Mais Ash, c’est aussi la preuve d’une immense réussite formelle ; alternant décors naturels et compositions soignées, le film enivre autant qu’il chatoie.


Le choix de James Berclaz-Lewis :

Vraisemblablement sur le point de décrocher une nomination aux Oscars, Minding The Gap n’en sera pas moins une des révélations oubliées de la distribution suisse en 2018. Avec une sincérité et une puissance émotionnelle que seule une œuvre profondément personnelle peut traduire, ce documentaire entrelace avec brio les codes du skate movie, du coming of age, du cinéma d’archive et du documentaire social (avec ici comme angle la violence domestique) pour chroniquer l’amitié de trois jeunes hommes issus de la « ceinture de rouille » américaine.

Difficile d’en vouloir à Bing Liu, l’un des trois protagonistes du documentaire, pour les quelques maladresses au montage et à la réalisation de ce premier film qui a finalement la valeur d’un journal intime, recomposé à partir de souvenirs immortalisés par la caméra, et traversé par la nostalgie d’une innocence perdue, arrachée par l’ordinaire, dans toute sa violence. Aucun autre film n’a su me bouleverser comme celui-ci, et rien ne me fera oublier la confrontation entre le réalisateur et sa mère, alors qu’elle prend la mesure de sa responsabilité dans les passages à tabac qu’il a vécu aux mains de son beau-père, ni les confessions furieusement misogynes de son ami d’enfance. Comme Dear Zachary (2008), Minding The Gap paraît avoir été arraché directement des entrailles de son jeune créateur.


Les choix de Sébastien Gerber :

  • The Terror, Saison 1, David Kajganich, États-Unis

Dès les premières minutes de la série, le sort des personnages de The Terror nous est exposé sans retenue. En 1845, les navires anglais HMS Erebus et HMS Terror partent en mission d’exploration à la recherche du Passage du Nord-Ouest dans l’Arctique. Pris au piège par les glaces au nord après quelques semaines de voyage, les deux vaisseaux seront obligés de débarquer tous les hommes. L’ensemble des deux équipages trouvera la mort dans les mois qui suivront.

À une époque où les séries d’horreur peinent à se renouveler ou tout simplement à exister, l’arrivée de The Terror amène un vent frais (sic) dans le genre, en prenant le parti de fonctionner sur des idées et des ressorts pourtant vieux comme le monde. Ces hommes, isolés, à la merci d’éléments naturels impitoyables, vont faire face à une menace extérieure indicible, presque lovecraftienne, manifestation sauvage d’un environnement contrôlé par des forces millénaires. Mais The Terror ne se résume pas à une seule histoire de survie face à un péril surnaturel. Comme toute bonne histoire d’horreur, c’est la confrontation entre les hommes, et ici entre les capitaines des deux navires, qui provoquera leur perte. Sir John Franklin (Ciarán Hinds), capitaine de l’Erebus, chef de l’expédition, officier d’expérience borné, qui ne tolérera pas les suggestions du capitaine Crozier (excellent Jared Harris, qui retrouve un rôle à la hauteur de son talent, après sa participation à Mad Men). Et dans la confusion qui entoure ces premières semaines hors des navires, les hommes abattent par mégarde un vieil inuit qui les a effrayés. Sa mort provoquant alors l’arrivée d’une créature gigantesque qui mettra en charpie une bonne partie de l’équipage. Bras armé d’une nature vengeresse, qui rappelle La Dernière Vague et Long Weekend, ces deux films fantastiques australiens des 70s, où la Nature décidait soudainement de rendre coup pour coup à une Humanité indifférente. The Terror est à la fois une fable sur notre incapacité à maîtriser les éléments, tout autant qu’elle est une histoire d’horreur baignée dans un semi-réalisme historique à glacer le sang.

L’une des forces de The Terror est aussi de se jouer de la temporalité pour mieux nous désorienter. Plusieurs mois s’écoulent entre le premier et le second épisode, tandis que d’autres épisodes se suivent sans réelle coupure. La survie des hommes ne tenant plus alors à leur seule capacité d’échapper à la créature, mais à survivre aux maladies, au froid et à la folie qui s’insinue dans les esprits les plus faibles. Si sur le papier The Terror rappelle un peu The Thing de Carpenter, le traitement qu’en fait David Kajganich, en optant pour cette dilatation du temps et des menaces intérieures et extérieures au groupe, donne rapidement à la série sa singularité. Et le tournage qui s’est fait presque intégralement en studio finit de donner à l’ensemble une patine visuelle quasi-apocalyptique pour nous faire ressentir l’immensité blanche et l’isolation dans laquelle se trouvaient ces hommes condamnés.

Le P’tit Quinquin a grandi et les gens du coin l’appellent Coincoin désormais. Avec ses copains, il traîne au BLOC, parti d’extrême-droite, s’amourache d’une fille du camping un peu revêche et roule à tout va sans permis. Un jour, une bouse tombe du ciel. Ou plutôt un extraterrestre. Qui va cloner les habitants de la région et préparer l’invasion.

Après une histoire de tueur en série surréaliste dans P’tit Quinquin, Bruno Dumont s’amuse ici à revisiter L’invasion des profanateurs de sépulture (Body Snatchers) qu’il replace sur la Côte d’Opale. Et pendant que les gamins s’ennuient et placardent des affiches, les flics Van der Wayden et Carpentier mènent l’enquête et affrontent la fin du monde. Si dans P’tit Quinquin Dumont semblait tenir plus ou moins son histoire avec une certaine continuité, il décide ici de tout envoyer valser pour mettre les potards de la comédie et de l’absurde au maximum. Carpentier passe son temps à faire basculer sa voiture sur deux roues, des bouses extraterrestres s’écrasent sur tout le monde et les victimes accouchent de leur propre clone dans des scènes grotesques et hilarantes, des granges s’effondrent comme dans un film de Buster Keaton et Van der Wayden brandit son flingue à tout bout de champ, avant d’être lui-même victime des bouses extraterrestres. Dumont détraque son monde, pousse le comique de répétition à son paroxysme, mais, ce faisant, tend aussi un miroir pour y observer notre double. Dans Coincoin, les victimes finissent par s’accommoder de la présence de leur clone, malgré une nature que l’on devine malfaisante. Ils n’y comprennent plus rien, mais laissent faire. Et si les clones sont nos doubles et de fait la figure de certains de nos préjugés (envers ces migrants qui occupent les bas-côtés du récit par exemple ou l’homosexualité nouvelle de l’amour de jeunesse de Coincoin), ils ramènent aussi à l’idée, cette fois-ci de mise en abîme, d’une deuxième saison similaire à la première tout en lui étant parfaitement opposée. Les personnages sont les mêmes, le décor est le même et pourtant tout a changé.

Dumont, en bon prof de philo qu’il est, ne peut s’empêcher de jouer, de malaxer cette figure du clone sous toutes ses coutures pour en faire ressortir ses multiples identités. D’ailleurs, même les blagues sont constamment répétées, doublées, triplées même. Jusque dans ces dernières minutes où Dumont décide de laisser son histoire s’enrouler sur elle-même, en une ronde folle et infinie, où les vivants, les clones et les morts se retrouvent tous pour danser et chanter en tournant en rond.

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