Film Exposure_Dheepan_AffichePersonne n’avait misé sur lui et c’est contre toute attente que Dheepan a remporté la Palme d’or au dernier Festival de Cannes. Cependant, à bien y réfléchir, il n’y a rien de surprenant à voir un jury présidé par les frères Coen et dans lequel siégeait Guillermo Del Toro récompenser une œuvre qui lorgne sérieusement vers le film de genre. À mi-chemin entre le drame social et le vigilante, Dheepan s’avère être une très bonne surprise pour le spectateur que la complaisance et la démonstration pompière de Un prophète et De rouille et d’os avaient refroidi. Moins démonstratif et plus intimiste, le septième film de Jacques Audiard renoue avec la simplicité narrative de Sur mes lèvres tout en traitant, une fois encore, l’hybridité entre sentimentalisme et brutalité instinctive.


C’est devant un bûcher que le personnage incarné par Anthonythasan Jesuthasan nous apparaît pour la première fois. Dans un silence de mort, celui qui se verra attribué le nom d’emprunt de Dheepan regarde des corps se consumer. Aux côtés de quelques frères d’armes, il jette son habit de guérillero indépendantiste au feu et dépose son fusil. Nous comprenons alors que la guerre civile touche à sa fin au Sri Lanka ; les simples mines déconfites de Dheepan et de ses acolytes nous renseignent sur l’imminence de la défaite des Tigres.
L’engagement dans le conflit faisant de lui un homme recherché et menacé, Dheepan va tenter de rejoindre l’Europe. Il emmène avec lui deux inconnues ; une femme (Yalini) et une petite fille orpheline (Illayaal) qu’il fera passer pour son épouse et sa fille, espérant ainsi obtenir plus facilement l’asile politique. Arrivée en France, la famille artificiellement recomposée est acceptée grâce aux mensonges de Dheepan et au coup de pouce de son interprète qui l’aide à servir « la bonne version des faits » au bureau de l’immigration.
Après quelques temps de galère, « la famille » se voit placée dans une banlieue. Alors que Dheepan y assurera le rôle de gardien, Yalini sera embauchée pour accomplir des tâches domestiques et Illayaal tentera de s’intégrer dans sa nouvelle école. Les trois inconnus vont devoir accepter la cohabitation afin de ne pas trahir leur couverture et leurs efforts seront mis à mal par la tension qui règne dans la cité ; drogue, violence, confrontations de bandes rivales… il semblerait qu’une guerre peut en cacher une autre.

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Le succès aussi bien public que critique de ses précédents films pouvait laisser croire que Jacques Audiard avait trouvé une recette miracle et qu’il ne lui restait plus qu’à la resservir ad vitam æternam. Pourtant, Dheepan représente une réelle prise de risque de sa part, sans aucun doute la plus grande depuis ses débuts. En passant des trois cartons successifs que furent De battre mon cœur s’est arrêté, Un prophète et De rouille et d’os – tous trois des films d’auteur saupoudrés d’un amour du genre et portés par un casting très vendeur – à un film majoritairement tourné en tamoul avec des acteurs non professionnels, le cinéaste remet en question son statut. Ce décentrement linguistique additionné à l’absence de véritable tête d’affiche apparaît comme une rupture pour celui qui a dirigé certains des plus grands noms du cinéma francophone (Jean-Louis Trintignant, Mathieu Kassovitz, Albert Dupontel, Sandrine Kiberlain, Philippe Nahon, Vincent Cassel, Emmanuelle Devos, Romain Duris, Niels Arestrup, Mélanie Laurent, Tahar Rahim, Matthias Schoenaerts, Marion Cotillard…).

Cette absence de célébrités auxquelles le public saurait se rattacher est certainement la meilleure chose qui pouvait arriver à Audiard, au sens où elle peut être perçue comme un affranchissement. En effet, profitant de sa renommée désormais établie, le cinéaste mise pour la première fois sur son seul nom. Nous ne pouvons nous empêcher de voir un lien entre ce casting pratiquement anonyme et le fait que Dheepan semble opérer un retour à l’essence même du cinéma de Jacques Audiard. Cette modestie sert indéniablement la qualité et la vraisemblance du récit. Elle oriente notre regard sur l’essentiel : le chemin de résilience de Dheepan et sa cohabitation forcée avec Yalini et Illayaal. D’ailleurs, contrairement à ce que laisse supposer le titre du film, c’est l’ensemble des protagonistes qui représente un intérêt. Plus que le parcours d’un seul personnage, Dheepan développe avec pudeur la manière dont les trois membres de cette famille artificielle seront forcés de faire du vrai avec du faux. La façon dont Audiard traite la naissance du désir et du lien authentiques là où tout n’était que simulacre est passionnante. C’est justement au moment où Dheepan se prend à reconsidérer son attachement à sa fausse famille qui gagne des airs de cellule fantasmée que le personnage retrouve sa volonté de se battre pour défendre les siens. Le basculement dans une seconde partie plus radicale, où le drame social fait place au vigilante, s’explique alors pleinement.

Cette simplicité du récit retrouvée se voit renforcée par une mise en scène moins tape-à-l’œil que dans les précédents films du réalisateur. Le récit elliptique des premières minutes laisse rapidement la place à une chronique presque ordinaire d’un recommencement. Les effets de caméra sont rares, ce qui le rend d’autant plus puissants, à l’image de ce long plan grue, seul mouvement vertical du film qui, bien loin de représenter une envolée libératrice pour le personnage, termine de l’enfermer au milieu des HLM qui masquent l’horizon et sur lesquels patrouillent des guetteurs menaçants.

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Immigration clandestine, demande d’asile mensongère, difficultés d’intégration scolaire, insécurité dans les banlieues françaises… Dheepan ne manquera pas de faire grincer quelques dents. Au lendemain du palmarès cannois, cela n’a d’ailleurs pas manqué. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, certains journalistes ont troqué leur plume de critique cinéma pour la matraque d’idéologue. Ainsi, nous avons pu lire dans Libération que le film était « traversé par une idéologie du nettoyage au Kärcher et d’un héroïsme viriliste. » Dans la critique des Cahiers du cinéma, Jean-Philippe Tessé oublie de parler de cinéma et préfère nous servir, lui aussi, l’image sarkozienne de la « banlieue nettoyée au Kärcher » et dénoncer « un vigilante aux relents particulièrement douteux » et un « scénario manipulateur ». Le même Jean-Philippe Tessé va jusqu’à accuser à demi-mot le cinéaste de fasciste en soulignant la proximité lexicale du verbe fasciner par l’italique : « le discours anthropologique sur l’instinct de violence, qui rampait sous De rouille et d’os et qui fascine le cinéaste, éclate encore une fois. »

De son côté, Jacques Audiard, se défend de toute prise de position politique : « Non, ça n’est pas une déclaration politique, je suis assez lâche avec ça », répond-il au Figaro quand le journal l’interroge sur ce que suggère la fin de son film. Si le réalisateur joue au frileux, son film est indéniablement moins lâche que sa réponse. En effet, Dheepan propose une version intègre de la France : failles béantes dans la gestion du droit d’asile, état de certaines banlieues qui s’apparentent à des zones de guerre… N’en déplaise à certains, ce n’est pas tant l’instinct de violence qui semble fasciner Audiard mais plutôt l’état de son pays, alarmant par bien des aspects. Un pays qu’il n’a d’ailleurs jamais cessé de sonder au fil de sa filmographie – des faux Résistants transformés en héros nationaux à la réalité des prisons en passant par la situation de la classe ouvrière du Nord.

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Aujourd’hui, il n’hésite pas à filmer la réalité de l’immigration : lorsque le personnage de Dheepan tente de mentir au sujet des raisons qui l’ont poussé à quitter son pays face au responsable du bureau de l’immigration, son interprète – un employé d’état donc – lui souffle un meilleur mensonge qui lui permettra d’obtenir l’asile, profitant de l’incapacité du responsable à comprendre leurs échanges en tamoul.
Il n’hésite pas non plus à interroger la France par les yeux de ses personnages tamouls. Si Dheepan, Yalini et Illayaal pensaient avoir fui les atrocités de la guerre en rejoignant l’Europe, les voilà qui se retrouvent plongés dans une zone de non-droit où les truands font la loi. Et c’est là l’occasion pour Jacques Audiard de renouer avec l’âpreté qu’il affectionne. Luttant contre son passé violent et sa nature guerrière, le personnage de Dheepan va multiplier les efforts pour tenter de résoudre les problèmes pacifiquement avant que la brutalité ne reprenne ses droits dans une inévitable explosion finale. Moins frontale que dans Un prophète, la violence de Dheepan est filmée de telle manière qu’il est difficile de savoir s’il s’agit d’un épisode réel ou d’une projection de l’esprit du personnage.

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Si l’onirisme a toujours occupé une place importante dans le cinéma d’Audiard (de la vie rêvée d’Albert Dehousse dans Un héros très discret aux visions représentant un cerf dans Un prophète), le réalisateur l’intègre cette fois dans son récit avec une force inédite. À l’image du premier plan montrant Dheepan sur le territoire français – l’un des plus beaux du film, où le point tarde à se faire sur le personnage coiffé d’un gadget lumineux clignotant – Audiard laisse à plusieurs reprises au spectateur le temps d’imaginer les contours des éléments figurés. Ainsi, les quelques séquences oniriques du film correspondent à la définition bachelardienne de l’imaginaire au sens où la nature de cette faculté serait de « déformer les images fournies par la perception » alors qu’une « image stable et achevée coupe les ailes à l’imagination ». La séquence récurrente du film, où le cerf d’Un prophète laisse sa place à un éléphant (devant lequel on ne peut s’empêcher de penser à Ganesh, le dieu hindou qui supprime les obstacles, renvoyant au grand nettoyage final de Dheepan) va également dans ce sens. Dans un premier temps, l’échelle du plan ne nous permet pas de clairement distinguer les traits de l’animal – les taches sur sa peau filmées en très gros plan formant une image quasi abstraite – et ce n’est que plus tard que les contours de la bête se dessineront clairement grâce à un changement d’échelle, lorsque la rage bestiale refait surface. Lors de ces séquences, l’imagination prend le dessus sur la perception, à tel point que nous serions tentés de voir en l’acte final, ou du moins en l’épilogue, une ultime plongée dans l’imaginaire. « Imaginer c’est s’absenter, c’est s’élancer vers une vie nouvelle », nous dit encore Bachelard. Si certains ont reproché à Audiard la représentation idyllique qu’il fait de l’Angleterre – en opposition à la violence endémique des cités françaises –, c’est oublier que la résolution anglaise peut être perçue comme une vision fantasmée par le personnage.

C’est précisément ces ponctuations oniriques qui permettent au film de dépasser le statut de simple œuvre sociale en lui donnant une autre dimension, faite d’imaginaire et de symbolisme. Avec Dheepan Audiard accède à un savant mélange de film de scénaristes (le scénario a été écrit à six mains) et de liberté narrative où l’intimisme et le romanesque se conjuguent.

DHEEPAN
Réalisé par Jacques Audiard
Avec Antonythasan Jesuthasan, Kalieaswari Srinivasan, Claudine Vinasithamby
Filmcoopi
Sortie le 26 août 2015

*Sources :
Libération
Le Figaro
Les Cahiers du cinéma, n°712
G. Bachelard, L’Air et les Songes : Essai sur l’imagination en mouvement, Paris : Librairie José Corti, 1943

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