Tout le monde ou presque s’accorde pour reconnaître l’importance des compositions de Carpenter. Son influence dépasse d’ailleurs largement le cadre de la musique de film, en témoigne la parenté évidente qui le lie, entre autres, à la scène de l’électro française.
Pour sa 16ème édition, le NIFFF aura le privilège de recevoir John Carpenter. Du 1er au 9 juillet, les festivaliers pourront ainsi (re)découvrir l’intégralité de sa filmographie sur grand écran. Mieux encore, le 5 juillet le festival accueillera l’un des rares concerts européens de la tournée de Big John. Essentiellement organisée pour supporter les carrières de son fils Cody et de son filleul Daniel Davis avec lesquels il a signé les deux albums Lost Themes, cette série de concerts mettra aussi bien l’accent sur les titres mythiques de ses bandes originales que sur les deux albums sortis en 2015 et 2016. L’occasion pour nous de revenir sur les étapes les plus marquantes de la carrière musicale du maître de l’horreur.
« Je signe généralement la musique de mes propres films parce que je suis le plus rapide et le meilleur marché… et parce que j’adore faire de la musique. » John Carpenter [1]
Comment expliquer que John Carpenter soit l’un des très rares réalisateurs, avec Charlie Chaplin, Mike Figgis, Tony Gatliff, Tom Tykwer et Robert Rodriguez, à avoir signé la musique d’une bonne partie de sa filmographie ? À l’argument pratique et économique évoqué par le réalisateur s’ajoute un goût héréditaire pour la musique. Né d’un père musicien, prof et titulaire d’un doctorat en musique obtenu à la Eastman School in Rochester, John Carpenter a grandi dans un milieu mélomane. Surtout, le Monsieur est connu pour s’impliquer dans l’ensemble du processus de production de ses films, rien d’étonnant donc à le voir signer les bandes originales de la plupart d’entre eux (17 sur 21, TV et cinéma confondus).
Aujourd’hui, tout le monde ou presque s’accorde pour reconnaître l’importance des compositions de Carpenter. Son influence dépasse d’ailleurs largement le cadre de la musique de film, en témoigne la parenté évidente qui le lie, entre autres, à la scène de l’électro française (de Daft Punk à Carpenter Brut en passant par Kavinsky). Pourtant, la reconnaissance – cinématographique mais encore plus musicale – n’aura pas été immédiate et si des magazines branchés (inRocks en tête), lui consacrent aujourd’hui quelques articles, il n’existe pour ainsi dire aucune littérature qui traite spécifiquement des compositions de l’Américain. Tout juste avons-nous trouvé un article signé par le professeur au Royal College of Music David Burnand et le compositeur Miguel Mera paru dans le collectif The Cinema of John Carpenter : The Technique of Terror[2]. Il s’agit là d’une des rares sources à faire preuve de précision dans son approche de la musique de Carpenter, raison pour laquelle nous allons fréquemment y renvoyer dans cet article. Remontons donc le fil des compositions de John Carpenter, de Dark Star à ses deux albums de Lost Themes et attardons-nous quelques instants sur ses oeuvres les plus marquantes pour tenter d’en définir l’essence.
Dark Star, 1974
Il serait tentant de résumer le score de Dark Star à ses deux thèmes en demi-tons extrêmement répétitifs. Parce que ces deux morceaux préfigurent la structure minimaliste des compostions futures de Carpenter et évoquent instantanément le cliché musical de l’horreur, ils représentent pour beaucoup le seul intérêt musical du film. Pourtant, la qualité de cette première bande originale dépend certainement plus des expérimentations sonores diégétiques qui mêlent sans cesse bruitages et dialogues entre les astronautes et la voix électronique de l’ordinateur de bord. À l’image du travail de Louis et Bebe Barron pour Forbidden Planet (Fred McLeod Wilcox, 1956), les beeps abstraits qui accompagnent l’ensemble des discussions fonctionnent comme un lien métaphorique renvoyant au milieu dans lequel évoluent les astronautes. Les bruits émis par le cockpit lorsque Pinback et Doolittle discutent de la prochaine étoile à détruire instaurent une distance quasi comique en renvoyant explicitement aux sons des bornes d’arcade. Cette impression se voit d’ailleurs renforcée lorsque Doolittle ponctue la discussion en rappelant la mort du commandant Powell. La potentielle gravité de cette assertion se voit immédiatement avortée et transformée en punchline comique par un droop du synthétiseur, évoquant les « game over » du jeu Space Invaders.
Expérimental, le score de Dark Star ne l’est pas que par ses bruitages. Il est également intéressant de voir de quelle manière Carpenter intègre le rapport à la musique dans sa narration. Que ce soit quand l’ordinateur de bord propose un morceau de relaxation à son équipage (le très « musique d’ascenseur » When Twillight Falls on NGC 891) ou dans le rapport qu’entretient le personnage de Doolittle avec la musique. Ce dernier parvient effectivement à échapper à l’ennui, justement évoquée par la soupe proposée par l’ordinateur, en fabriquant ses propres instruments de musique et en se perdant dans des improvisations. La vision est d’autant plus significative qu’il s’agit de la seule représentation d’un personnage principal en train de composer dans toute la filmographie de Carpenter. La sensibilité de Doolittle se voit d’ailleurs soulignée par la nostalgie évoquée par la chanson country qui accompagne les génériques d’ouverture et de fin du film. En totale contradiction avec le reste de la musique, le titre Benson, Arizona évoque à la fois la solitude stellaire et l’appartenance à une Amérique lointaine.
Assault on Precinct 13, 1976
Une boîte à rythme et un thème on ne peut plus répétitif joué au synthétiseur rapidement accompagné d’une texture stridente évoquant le lointain écho d’une sirène de police, voilà pratiquement le seuls éléments qui composent le score d’Assault. Le motif sera repris dans pratiquement l’ensemble des seize titres de la bande originale, Carpenter semblant bien décidé à pousser le geste minimaliste jusqu’à son paroxysme. Associé aux apparitions du gang d’anonymes, les multiples réexpositions de la boîte à rythme lancinante illustrent parfaitement la menace urbaine et planante. Bien que plus mélodique que les titres sur Dark Star, cette deuxième BO de Carpenter propose tout de même quelques expérimentations particulièrement osées, à l’image des notes aigües synthétiques et tenues la durée de tout un morceau (Lawson’s Revenge et Sanctuary). L’ensemble donne un ton extrêmement froid au film. Au fil des boucles thématiques, la violence paraît présentée avec une indifférence glaçante, d’autant plus qu’elle semble pouvoir surgir de n’importe où et n’importe quand. Cette omniprésence du mal est parfaitement exprimée dans le titre Ice Cream Man On Edge dans lequel la douce et enfantine mélodie du camion à glace est entrecoupée puis entremêlée à la boîte à rythme puis au thème principal.
Avec ce score entêtant, Carpenter signait en 1976 sa composition la plus urbaine et parvenait mieux que n’importe quel auteur à saisir la teinte musicale de l’horreur de la violence ordinaire, quasi tribale, qui plane sur les rues de Los Angeles.
Halloween, 1978
Si Halloween est le film qui lança véritablement la carrière de cinéaste de John Carpenter, il est aussi celui qui le fit reconnaître comme compositeur à la redoutable efficacité. Composé d’une rythmique 5/4, le thème d’Halloween est indéniablement le plus obsédant jamais écrit par Carpenter. Mélodies en demi-tons et motifs ostinato deviennent sa marque de fabrique. Si tant de répétitions font dire à David Burnand et Miguel Mera que sa musique « entraîne rarement le spectateur dans un voyage dramatique et se contente de simplement établir une ambiance et se poursuit de manière prévisible », nous sommes plutôt de l’avis que ces répétitions sont un moyen de renforcer le sentiment d’omniprésence d’un mal indistinct, quasi abstrait. Du propre aveu du cinéaste, l’aspect répétitif et minimaliste de la mélodie d’Halloween « a permis d’accroître la tension des images »[3]. La musique de Carpenter ne semble que rarement écrite dans un autre but et c’est précisément cette proximité entre l’atmosphère visuelle et l’ambiance sonore qui rend son travail aussi efficace. Carpenter n’hésite d’ailleurs pas à faire se rejoindre image et musique dans son travail sur Halloween. Nous pensons par exemple à l’ouverture, filmée en vue subjective, où une note stridente débute sur un effet de mickeymousing lorsque la fenêtre à l’étage de la maison s’éteint (marquant ainsi d’emblée un lien fort entre image et son) avant que la mélodie à proprement parler se déploie lorsque la caméra pénètre dans la maison, signifiant ainsi la tension grandissante. Le lien se fait encore plus fort lorsque le cri de la victime de Myers finit par s’aligner sur la note stridente qui résonne durant la séquence. Au final, on ne sait quel élément, de la musique ou de l’image, extrapole l’autre, mais il est certain que la priorité de Carpenter est de déployer une atmosphère fortement homogène. Et si, au contraire d’autres géants de la musique du cinéma d’horreur tels qu’Howard Shore ou James Bernard, il ne parvient pas à proposer une musique qui évolue avec ses personnages, il crée quelque chose de bien plus immersif : une symbiose horrifique.
Escape from New York, 1981
Après The Fog en 1979 et son thème accrocheur au piano, John Carpenter saute à pieds joints dans les années 1980 avec Escape from New York et son synthé plus emphatique que par le passé. Pour sa première collaboration avec Alan Howarth (les deux hommes travailleront cinq fois ensemble dans la même décennie), Carpenter livre un thème qui s’apparente à une ballade pop. Si le style rappelle son travail sur Assault on Precinct 13, le titre se voit émotionnellement plus évocateur. L’héroïsme triste du thème marque pratiquement l’ensemble de la bande originale qui, une nouvelle fois, tente de coller au plus proche de son sujet en allant jusqu’à l’incarner, en témoignent les lignes de basse qui sonnent comme des battements cardiaques ou encore ce synthé qui fusionne avec le bruit d’un hélicoptère. Ces effets marquent l’absence de distinction nette entre musique et son, respectivement entre compositeur et sound designer dans le travail de Carpenter. Snake Plissken oblige, le score comporte également des titres plus groovy que ce à quoi le compositeur nous avait habitués (President at the Train en tête).
Big Trouble in Little China, 1986
Trois ans après sa partition pour Christine (1983), Carpenter revient en forme avec Big Trouble in Little China. Plus nerveux qu’à l’accoutumée, le réalisateur nous livre son premier score aux sonorités clairement rock. Le temps d’un Prologue qui semble annoncer une ambiance pesante, voire occulte, le synthé se mêle à une guitare électrique ringarde à souhait sur Pork Chop Express (Main Title). Tout comme dans Dark Star et Escape from New York, c’est par la musique que Carpenter exprime le plus le décalage ironique de son film. S’il retrouve ses éternels ostinatos dès le troisième titre, Abduction at Airport puis sur Here Come the Storms, ceux-ci s’avèrent également inhabituellement énervés. Des titres comme The Alley (War), The Storms et White Tiger sont également pour Carpenter l’occasion d’expérimenter des percussions, proches des sonorités asiatiques. À la différence de la majorité de ses précédentes bandes originales, celle de Big Trouble in Little China ne se voit pas traversée par de nombreuses réexpositions ou variations du thème principal mais propose de nombreux titres intéressants de part leurs mélodies uniques à l’image des excellentes Escape from Wing Kong, Hide et The Final Escape. Plus varié, plus exotique également, en un mot : déchaîné ; ce score figure indéniablement parmi les propositions les plus complexes et les plus réjouissantes du la carrière de Carpenter.
Prince of Darkness, 1987
Retour à l’horreur et à la peinture d’un mal indicible pour Carpenter. C’est donc logiquement qu’il renoue avec une partition plus lancinante dans laquelle il se sert, encore une fois, de motifs répétés et d’une basse minimaliste pour signifier l’omniprésence d’une menace en constante latence. La plus grande maîtrise des nappes électro (Alan Howarth n’y étant certainement pas pour rien) permet à Carpenter de signer son score le plus atmosphérique (on pense régulièrement à Tangerine Dream) sans que celui-ci ne perde sa force évocatrice, bien au contraire. Dépourvu de thème héroïque, plus lourd, syncopé et primaire que ses travaux sur Assault on Precinct 13 ou Halloween, le score de Prince of Darkness se veut assurément fataliste. Une manière de rendre compte de l’ampleur du mal auquel sont confrontés les personnages. Ce qui marque le plus à l’écoute, c’est la quantité de titres qui dépassent les huit minutes : sept au total, pour presque autant de morceaux de bravoure dans lesquels le synthé fait régulièrement penser à des chœurs, soulignant ainsi la nature ésotérique du sujet. Beaucoup parleront de cette bande originale comme celle de la maturité pour Carpenter. Ce qui est sûr, c’est qu’il s’agit sans doute de sa composition la plus travaillée.
Vampires, 1998
Après le score très bluesy de They Live dans lequel de nombreux instruments faisaient leur apparition (saxophone, harmonica…), les compositions de Carpenter prennent un virage résolument rock, en témoigne le thème entraînant de In the Mouth of Madness et ses riffs appuyés. Son travail le plus abouti dans ce registre demeure Vampires, sorti à la fin des années 1990. Pour l’occasion, Carpenter est allé jusqu’à monter un groupe de rock nommé The Texas Toad Lickers et composé d’une batterie, des percussions, d’une basse, de deux guitares électriques, d’un synthé, d’un orgue Hammond et d’un saxophone. S’entourant de musiciens ayant travaillé, entre autres, pour Eric Clapton, Bob Dylan ou encore Elvis Presley, le réalisateur manifeste l’envie d’ancrer très explicitement son film dans la géographie américaine, d’où l’utilisation de la caractéristique guitare Dobro. Du synthétiseur froid aux sonorités non référencées, nous passons donc à une musique beaucoup plus marquée culturellement.
Nous serions tentés de voir dans ce virage une preuve de plus que le cinéma de Carpenter s’est peu à peu dirigé vers une affirmation de la puissance de son pays comme nous l’évoquions dans notre dossier sur les nuances de son cinéma. Le fait que le thème de Valek, le chef des vampires, fasse la part belle au synthétiseur quand le motif des chasseurs de vampires se présente comme un rock bluesy absolument dénué de son électro témoigne également de cette transition politique dans l’œuvre de Carpenter. Ce dernier ne se privera d’ailleurs pas de radicaliser son geste musical (et son discours ?) avec le score de Ghosts of Mars, presque intégralement composé de riffs agressifs de heavy metal et dans lequel les antagonistes ne bénéficient même plus d’un thème à proprement parler.
Lost Themes, 2015
Force est de constater qu’à partir des années 1990, les compositions de Carpenter perdent leur idiosyncrasie. Moins obsessionnellement répétitives, moins primitives et moins minimalistes, elles ne présentent plus cette particularité de s’intégrer à l’entier du paysage sonore de ses films. Rien d’étonnant donc de le voir opérer un retour à l’essence de sa musique au moment de nous proposer une compilation de ses « thèmes perdus ». Imaginés comme la bande originale d’un film qui ne s’est jamais fait, les neuf morceaux de Lost Themes peinent à définir une ligne claire. Du propre aveu de Carpenter, l’album ressemble plus à une « compilation »[4], ce qui explique, à défaut d’excuser, certains sauts qualitatifs, quand l’excellente et glaciale Fallen est suivi de la très kitsch Domain par exemple. Semblant sortir d’une capsule temporelle, le titres extrêmement narratifs de Lost Themes nous forcent à nous imaginer les images qu’ils auraient pu soutenir et nous convainquent par là même que la musique de Carpenter, du moins celle jusqu’à la fin des années 1980, a toujours fonctionné comme un élément clé de la construction à la fois de l’atmosphère de ses films et de leurs récits.
Lost Themes II, 2016
Un an seulement après le succès de Lost Themes, Carpenter renouvelle l’expérience en s’entourant une seconde fois de son fils Cody et de son filleul Daniel Davis. Plus organique que le précédent, ce Lost Themes II s’avère également plus homogène et cohérent. Jouant une nouvelle fois la corde de la nostalgie, l’album propose toutefois des morceaux plus intéressants que son prédécesseur. Ici, les consonances bluesy (Dark Blues) répondent d’une bien belle manière à l’électro mélancolique (Windy Death) avant que le tout ne se termine sur une note d’héroïsme triste (Utopian Facade). À vrai dire, nous ne savons pas si les sorties, coup sur coup, de ces Lost Themes sont les objets d’une démarche purement mercantile, Carpenter semblant avoir très bien compris ce que le fan demande après les retours négatifs de ses compositions des années 1990 et début 2000, ou la preuve d’un second souffle créatif marqué par le signe de la nostalgie. Dans tous les cas, il ne se cache pas de l’intérêt financier que la démarche et la tournée représentent pour lui lorsqu’il répond à des interviews. Il nous tarde donc de voir avec quelle attitude Carpenter et les siens monteront sur scène le mardi 5 juillet pour venir partager leurs titres avec le public du NIFFF.
[1] David Burnand, Miguel Mera, « Fast and Cheap ? The Film Music of John Carpenter » in Ian Conrich, David Woods, The Cinema of John Carpenter : The Technique of Terror, Londes : Wallflower Press, 2004, pp. 49-65.
[2] Voir : Robert C. Cumbow, Order in the Universe : The Films of John Carpenter, Scarecrow Press, 1990, p. 192.