Roland Emmerich, roi du destruction porn, emploie-t-il donc ses nombreux héros humano-américains de façon à proposer une nouvelle définition du terme ? Parvient-il à dépasser ses propres cinématiques réalisées à l’occasion du ridicule 2012 ? Fait-il encore plus insipide que San Andreas et Avengers réunis ?
Dans notre monde comme dans celui de Roland Emmerich, 20 ans se sont écoulés depuis les événements du blockbuster par excellence Independence Day. Deux décennies d’avancées technologiques qui recasent les maquettes au placard, laissent le champ complètement libre au réalisateur pour illustrer ses envies, exterminent tout souci de modération, et induisent une longue histoire de films de destruction inspirés par le premier volet de la saga. Il s’agit également de vingt années durant lesquelles le monde a bien changé ; un monde dans lequel une suite au porte-étendard cinématographique du patriotisme américain doit composer avec des attentes différentes et un nouvel échiquier civilisationnel. Qu’a-t-on donc à célébrer en ce 4 juillet ?
La « guerre de 1996 » a donné lieu à un monde utopique unifié. Le fait d’avoir regardé l’anéantissement dans les yeux aurait donc permis aux hommes d’oublier leurs différences pour bâtir une société soudée, motivée par un but commun : se préparer à Leur inévitable retour. Du moins, c’est ce qu’Emmerich et ses quatre (!) co-scénaristes aimeraient nous faire croire, et cela fonctionne au moins au début. Le crash de vaisseaux ennemis sur Terre a permis aux humains de développer une technologie hybride avancée, ayant propulsé l’humanité vers les étoiles, aussi loin que Saturne, mais surtout sur la lune, où un poste de défense de première ligne a été installé. Dans un monde où le terrorisme religieux n’a jamais émergé, où les tours jumelles ne sont pas tombées, et où le nationalisme a été pour ainsi dire anéanti, de nouveaux personnages complètement vides de substance arpentent les couloirs en préfabriqué et les cockpits d’appareils surarmés. La femme présidente des États-Unis, les scientifiques juifs et chinois menant les recherches salvatrices, le seigneur de guerre africain mystérieux mais sage et courageux, le brave pilote stoïque afro-américain (fils du personnage interprété par Will Smith autrefois), et la tête brûlée WASP indélicate mais pleine de cœur façon « all-American hero »… ils sont tous là. Les clichés d’une Amérique fantaisiste unifiée et toute puissante répondent présents à l’appel de la résistance.
En effet, malgré tous ses plans regroupant les divers drapeaux, malgré son casting international et malgré ses discours solennels mettant tous les humains sur le même pied d’égalité face à l’adversité présentée par l’Autre ultime, le film ne peut s’empêcher de substituer l’Amérique globale à toute réelle idée d’union terrestre. Preuve en est, tous les héros sont Américains (exception faite de la très secondaire pilote chinoise… représentante de la deuxième puissance mondiale aujourd’hui), la présidente américaine a le dernier mot stratégique et militaire quoi qu’en disent les autres nations, et cette résistance se déroule, comme 20 ans auparavant, un 4 juillet sur le territoire états-unien. Emmerich ne se soucie donc pas tellement de nous vendre un rêve utopique humaniste, et se concentre sur l’idée du rêve américain gracieusement octroyé à la planète entière.
Cette utopie culturo-centriste est la même qu’il nous avait déjà proposée en 1996. Qu’il se fut agit des détournements de références comme lorsque le président Whitmore déforme le poème Do not go gentle into that good night de Dylan Thomas (« We will not go quietly into the night… », one-liner devenu iconique et ouvrant d’ailleurs cette suite), ou de la destruction physique d’une Amérique carte postale (Maison Blanche, mémorial Lincoln, New York) qui se fait représentation de la tentative d’anéantissement du rêve américain. Surtout, le plus stupéfiant succès technologique du pays (l’alunissage de 1969) était éclipsé dès le plan d’ouverture par l’ombre menaçante du vaisseau extra-terrestre. Resurgence adopte sans surprise la même structure que son prédécesseur, et transforme l’histoire en récit biblique régénérateur, reprenant le schéma de David et Goliath et relocalisant encore une fois le combat cathartique final dans un désert à reconquérir. Cette suite laisse cependant consciemment la porte ouverte à l’établissement d’une nouvelle frontière à dompter, d’une nouvelle mission quasi-divine à remplir pour un éventuel troisième film.
Malgré toutes ses intentions, impossible pour le cinéaste de déballer du patriotisme en grandes pompes, drapeaux étoilés au vent et musique militaire galvanisante dans les airs. Dans un âge où il serait de bien mauvais ton pour un blockbuster cherchant à rallier la Terre entière de promouvoir ouvertement l’américanisation du monde, le réalisateur se voit obligé de freiner ses instincts et de recourir à d’autant plus de mélodrame de bas étage complètement insipide pour évoquer sa notion d’états-unis du monde. Quelle ironie : l’immigré est volontairement devenu le plus évident propagandiste de l’Amérique.
C’est d’ailleurs sans doute son identité double d’immigré allemand et de fils adoptif des États-Unis qui donne à Emmerich cette habileté insensée à glorifier sans vergogne les plus obséquieux stéréotypes de la culture populaire. Il faut dire qu’ayant grandi en Allemagne de l’Ouest dans les années 1960, le jeune Roland n’a pu être influencé que par les héros Américains ayant unilatéralement envahi son pays vaincu et rasé quelques années plus tôt. Forcément, dans une société privée de ses héros nationaux par peur de tout retour de l’idée nationaliste, les beaux bras américains n’ont pu paraître qu’angéliques, et leur patrie la représentation même du paradis. On ne s’étonnera donc pas qu’un cinéaste comme Emmerich adopte une approche tout à fait unique de la réalité américaine ; une vision totalement dénuée de cynisme ou d’activisme militant, et diamétralement opposée à l’apathie critique. L’Amérique globalisée d’Emmerich est l’Amérique de demain et d’aujourd’hui. Elle existe déjà et n’a pas besoin d’être bâtie et encore moins d’être analysée. Elle est la manifestation de la perfection sociétale, libérée de ses préjudices et de ses différences. Elle est l’Amérique que l’oncle Sam promettait à la jeunesse des années 1940, celle qu’on offrait aux nouveaux arrivants européens des années 1950, et celle que les anciennes victimes de l’esclavage ont voulu regagner dans les années 1960, en vain.
Le film est donc peuplé uniquement de héros auxquels il est fort difficile de s’attacher. Aucun des nouveaux personnages ne se révèle réellement marquant et aucun ne dépasse l’esquisse unidimensionnelle. Ayant tous survécu aux événements du premier film, ils auraient dû être définis par ce traumatisme fondateur et commun, par une volonté, un élan générationnel comme Verhoeven avait réussi à représenté dans Starship Troopers. Seulement, les nouveaux personnages d’Emmerich n’ont aucune histoire, pas de motivation convaincante. Ils représentent l’exemple le plus flagrant de bouches-trous de casting imposés par le cahier des charges. On notera cela dit qu’ils sont placés dans une situation intéressante visuellement parlant dans la seconde moitié du métrage : prise au piège au sein du vaisseau-mère, une escouade formée des nouveaux acteurs évolue l’espace de quelques scènes dans un environnement marécageux, hautes herbes et ennemis furtifs en supplément. Rappelant indéniablement les codes graphiques liés à la représentation de la guerre du Vietnam, Emmerich semble la légitimiser à travers un spectre identitaire opposant son très spécial « nous » à cet « autre ». Ce dernier est désormais partout. Profitant des possibilités offertes par les images de synthèse, le réalisateur nous montre autant de fois qu’il le peut ces envahisseurs. Leur fonctionnement et leur aspect est par ailleurs à mettre en parallèle avec une nouvelle entité extra-terrestre introduite dans ce film, car si nos ennemis sont dépeints comme des êtres biologiques frêles à la technologie organique et à l’organisation en ruche (une caractéristique alien qui a quasiment toujours été associée à des espèces belliqueuses, comme les Borgs de Star Trek, les insectes de Starship Troopers ou les Doryphores de La Stratégie Ender), nos potentiels alliés sont représentés par une incarnation exclusivement technologique immaculée (une parfaite sphère blanche qu’on dirait sortie des usines Apple) et véhiculant l’idée d’un futur partagé avec des myriades de réfugiés interstellaires… soit une nette opposition entre diabolisation de la chaire gluante et la promesse transhumaniste unificatrice.
Independence Day: Resurgence présente toutefois certains attributs salvateurs qui l’empêchent de dégénérer en immondice cinématographique. On notera par exemple une certaine habileté à développer la mythologie de la diégèse en intégrant de nombreux détails de manière relativement efficace au récit, ou quelques fulgurances visuelles à travers des plans bien composés. Surtout, on retient la présence des acteurs reprenant leur rôle d’autrefois. Jeff Goldblum propose ainsi un David Levinson à la fois lucide et distrait, assurant la plupart des situations comiques du récit. Brent Spiner, qui avait interprété l’un des rôles secondaires les plus marquants du premier volet, renfile ici les chaussures de l’allumé docteur Okun et apporte lui aussi son lot de comédie mêlée à un minimum de technoblabla adressé aux quelques nerds présents dans la salle. Cependant, c’est avant tout Bill Pullman en ancien président hanté par l’expectative du retour des aliens qui donne corps au personnage fonctionnant le mieux. Comme par le passé, celui-ci mène son peuple vers la résistance, et prend même ici des proportions de martyr, portant à son apogée le concept de leader héroïque depuis longtemps présent dans la conscience populaire américaine :
« La transformation du président américain en héros d’action s’inscrit dans une tradition narrative visuelle de l’histoire des États-Unis telle que relatée par les médias. Dès la guerre hispano-américaine, les exploits de Teddy Roosevelt à la tête des Rough Riders ont été documentés grâce à la technologie cinématographique. Bien que les scènes fussent retournées après que les véritables événements se soient déroulés, le film aida à définir une nouvelle norme visuelle à travers laquelle les présidents américains véhiculent leur image héroïque. »
– Frank Mehring, From Independence Day to Land of Plenty: Screening American Patriotism from German Émigré Perspectives before and after 9/11
Roland Emmerich, roi du destruction porn, emploie-t-il donc ses nombreux héros humano-américains de façon à proposer une nouvelle définition du terme ? Parvient-il à dépasser ses propres cinématiques réalisées à l’occasion du ridicule 2012 ? Fait-il encore plus insipide que San Andreas et Avengers réunis ? Aussi surprenant cela puisse-t-il paraître, la mise en image de l’anéantissement des villes en lui-même ne tient finalement pas tant de place que ça dans la structure du film. Le cinéaste s’offre certes une scène paroxystique lorsque le vaisseau ennemi débarque sur Terre, mais il s’empêche de répéter toute destruction massive par la suite, évitant ainsi de transformer son film en une suite de démonstrations purement numériques. Il est intéressant de noter tout de même que, si le 11 septembre n’a jamais existé dans son univers, Emmerich évite soigneusement de détruire toute icône américaine à l’écran, préférant soulever toute une métropole non identifiée et la faire retomber par petits morceaux sur une Londres qui finira entièrement rasée, alors que la (nouvelle) Maison Blanche passe à deux doigts d’un nouveau balayage mais reste finalement intacte. Selon Emmerich, le refuge dans la fiction destructrice doit désormais affecter d’autres littoraux sous peine de se transformer en répétition traumatique.
Ce n’est pas la seule chose qui a changé dans l’approche du réalisateur au destruction porn, car si Independence Day et Le Jour d’Après s’en servaient pour véhiculer des idées sur un mode culturel, 2012 et Resurgence n’ont plus aucun sens sémantique, plus aucun impact symbolique et encore moins émotionnel. Comme l’explique Laurent de Sutter dans son ouvrage Théorie du kamikaze ;
« […] la débauche d’images numériques […] oblitère toute narration, et même toute construction de personnage, au profit d’une pure « orgie » visuelle. En quelque sorte, les images de destruction du monde mises en scène dans 2012 étaient des images de destruction du cinéma – des images de la destruction des images, et de la possibilité que leur mode d’existence excédât celui de la sidération qu’elles sont capables de susciter. Les images de destruction porn [sont] des images sans origine, des artefacts digitaux constitués de lumière à l’exclusion de quoi que ce soit d’autre, et voués à ne représenter que ce dont la sidération érotique était le but. »
En associant une énorme scène de destruction en milieu de film à un réseau de références et de clins d’œil innombrables et permanents au premier volet, Emmerich parvient à créer un film qui tente d’aguicher à la fois les bas instincts des nostalgiques et ceux des amateurs d’images numériques. Il prolonge l’héritage du « cinéma d’attraction » et l’allie au fan-service qui semble avoir pris d’assaut l’industrie hollywoodienne depuis quelques années. Absolument tout dans cette suite semble avoir été déjà vu, déjà montré, et déjà entendu. La musique, composée par les deux comparses habituels d’Emmerich depuis 2004, parvient tout juste à raviver la puissance majestueuse du thème autrefois composé par David Arnold, qui transcendait avec brio le militarisme latent du premier film pour transformer le score en morceau de bravoure symphonique.
Au final, Resurgence s’impose comme l’apogée de la carrière d’un réalisateur qui avait décidé d’abandonner ses vagues velléités artistiques après la finalisation de son film de fin d’études. De copie dérivative en copie dérivative, Emmerich s’est imposé comme le maître du produit recyclé au service d’une industrie présentant des objectifs idéologiques très précis. Bien heureux de mettre ses connaissances à son service, le cinéaste remplit son dernier film d’images désincarnées, de personnages creux et d’une histoire qui, comme celle de 1996, ne tient finalement pas tellement debout. Qu’a-t-il donc fait resurgir si longtemps après son premier grand succès ? Un diaporama de jolies images dont les uniques accroches émotionnelles ne fonctionnent qu’en termes de nostalgie.
Les résultats médiocres du film au box-office américain semblent confirmer que le premier public cible ne mord plus à cet hameçon là. Nous aurions aimé croire, il y a vingt ans, à cet appel à l’unité planétaire. C’était l’époque de la prospérité, l’époque de l’après guerre froide et de l’avant terrorisme global. L’époque où on avait un peu oublié, naïvement, les blessures causées par l’impérialisme. Nous ne sommes plus dans les années 90, et si Roland semble encore le penser, il est bien le seul.
*Sources :
De Sutter, Laurent. Théorie du kamikaze. Presses Universitaires de France, 2016.
Mehring, Frank. From Independence Day to Land of Plenty: Screening American Patriotism from German Émigré Perspectives before and after 9/11, in European Journal of American Studies, Vol 5 N°4 (2010).
INDEPENDENCE DAY: RESURGENCE
Réalisé par Roland Emmerich
Avec Jeff Goldblum, Bill Pullman, Brent Spiner, Liam Hemsworth
Sortie le 20 juillet 2016
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