Thoret de dissiper une fois de plus le malentendu sur une pente de gauche de ce cinéma-là, en le décrivant comme un libertarien, anarchiste peut-être mais alors de droite. « Carpenter a beau être anarchiste, il est d’abord américain. Il le dit lui-même : c’est quelqu’un qui ne refusera jamais un gros chèque. »
Du 1er au 9 Juillet, le Festival du Film Fantastique de Neuchâtel accueillait parmi sa programmation une rétrospective du maître de l’horreur, par ailleurs sur les lieux le temps d’un concert de sa tournée européenne, John Carpenter. Si Big Daddy John n’était pas présent lui-même aux séances, l’un de ses exégètes francophones était invité pour l’occasion. Il incombait à Jean-Baptiste Thoret, à qui l’on doit, en collaboration avec Luc Lagier, une étude de l’œuvre de Carpenter (Mythes et Masques : Les fantômes de John Carpenter, 1998, éd. Dreamland), de présenter une majeure part des titres projetés.
Rendez-vous était donné pour des séances biquotidiennes. Pour les titres les plus évidemment horrifiques : après-midi dans la salle légèrement exigüe, en rapide surchauffe estivale, du Cinéma Bio. Pour les titres plus « grands publics » : soirée en open-air, à quelques mètres du lac, à des températures qui tendaient cette fois plutôt au frigorifiant, avec les embarras de l’accès libre à une projection en plein air (éventuels hecklers, parent ayant la bonne idée de trimballer un marmot terrifié au premier rang d’une séance du Village of the Damned). Les réactions du public au contenu des présentations étaient l’occasion de prendre la mesure d’une allergie croissante au moindre signe de « spoil », jusqu’à la préservation d’une ignorance érigée en vertu (s’offusquer à haute voix qu’une présentation annonce que Christine concerne une voiture tueuse… vraiment ?). Quand on retrouve Thoret, quelques heures avant la prestation live de Carpenter, autour d’un verre à la terrasse du Théâtre du Passage, le critique et écrivain à la veste kaki et débit de mitraillette se présente tel qu’en lui-même, prolixe et véloce.
Auteur d’un ouvrage somme sur la période du Nouvel Hollywood (Le Cinéma Américain des Années 70, 2006, éd. Cahiers du Cinéma), son intérêt pour la figure de Carpenter demande à cet égard un certain éclaircissement. Si Carpenter, chronologiquement parlant, démarre bel et bien sa carrière à ce moment charnière du cinéma américain, il se démarque de ses pairs les plus fameux (autant de ceux qu’on surnommera « les barbus », tels Scorsese, Coppola et De Palma, que de ceux, Spielberg et Lucas, qui forgeront le grand spectacle de la décennie suivante) par une ligne formelle et thématique du mal à l’état pur, loin, ou de l’ambiguïté morale, ou de l’optimisme à venir. Pour Thoret, si Carpenter devient cinéaste dans la mouvance du renouveau de l’horreur (marqué par des figures telles Larry Cohen, Tobe Hooper, George Romero), son traitement diffère de la logique causale à l’œuvre chez ceux-ci. « Ces gens-là considèrent que l’étrangeté absolue, la menace, l’extériorité absolues, n’existent pas. Le mal est pour eux un problème que la société produit elle-même. On devient monstrueux parce que la société a produit ça. C’est là en gros le grand théorème des années 70. Carpenter ce n’est pas du tout ça.» Deux films marquent pour lui immédiatement cette affirmation d’un mal pur dans l’œuvre carpenterienne : Assault, et l’altérité parfaite de ses assaillants, Halloween, via la figure blanche de Michael Myers, puissance de mort intraitable, portée par la force d’un montage où le moindre plan de coupe fait redouter l’apparition du monstre. A cet égard, la déclaration de David Loomis (Donald Pleasance) dans sa voiture sur la présence d’un mal radical, que les habitants de la petite ville ne sauront pas discerner avec la présence d’esprit suffisante, vaudrait comme manifeste pour le cinéaste.
Ce caractère intraitable du mal chez Carpenter le place en quelque sorte dans une position d’anachronisme vivant, de cinéaste du manichéisme westernien égaré parmi les autres enfants terribles de sa promotion. Thoret de dissiper une fois de plus le malentendu sur une pente de gauche de ce cinéma-là, en le décrivant comme un libertarien, anarchiste peut-être mais alors de droite. « Carpenter a beau être anarchiste, il est d’abord américain. Il le dit lui-même : c’est quelqu’un qui ne refusera jamais un gros chèque. » Positionnement flagrant jusqu’à l’embarras dans, mettons, Escape from L.A. (l’interdiction de fumer et de manger de la viande rouge comme symboles d’une dictature développée… on pourrait penser à des signaux autrement plus alarmants en matière d’oppression), mais qui flotterait de même sur son grand brûlot politique : They Live. John Nada, littéralement rien, découvrant la domination d’une minorité privilégiée sur une population reléguée à l’état de pauvreté (un des rares films de la période à filmer les bidonvilles américains), se soulève pour que les autres, une classe moyenne malgré elle complice et consentante, découvre le déclassement ce qui s’abat sur elle. Nada ne part pas tant en croisade collective contre un état des choses injuste qu’il ne se soulève en tant qu’individu pour que d’autres voient la vérité qui l’a lui-même frappé. Thoret donne en exemple de cette lutte la longue bataille à mains nues, tout sauf gratuite mais au contraire essentielle au propos, où Roddy Piper affronte son ami (Keith David) jusqu’à ce que celui-ci enfile lui-même les lunettes du dévoilement. La vérité fait mal (elle donne ici littéralement mal à la tête), personne ne désire vraiment la voir… Le rapport à la vérité (pourtant existante en elle-même) s’avère plus difficile que dans la fiction de gauche américaine pour laquelle, une fois dévoilée, celle-ci se devra d’être acceptée par les masses désormais informées. La solitude de Nada serait au fond celle du shérif du Train Sifflera Trois Fois s’évertuant à réveiller ses concitoyens de la torpeur où leur tranquillité confortable les plonge.
Thoret présente The Thing comme l’emblème de cet égarement générationnel. Tous jugements esthétiques mis de côté, Carpenter ne saisit pas alors ce que Spielberg avec E.T. comprend parfaitement : ce que le public du début des années 1980 veut voir. En un sens, Carpenter est aussi éloigné de la marge (voir son peu d’intérêt affirmé pour le cinéma expérimental à son pic au moment de sa formation) que de ce qui est appelé à devenir le cœur du système. Un éternel outsider. Un cinéaste « postclassique, pour reprendre un jargon académique, presque de la restauration ». Un artiste les yeux rivés vers les années 1950 dont il remake plusieurs titres, officiellement (The Thing, Memoirs of an Invisible Man) ou non (Assault, reprise californienne de Rio Bravo). Un continuateur pratiquant la variation, sur l’œuvre de Hitchcock (le quiproquo identitaire, à San Francisco qui plus est, des Memoirs of an Invisible Man, la bourgade du Village of the Damned et de The Fog que notre présentateur mentionne s’avérer être celle des Oiseaux) ou de Ford (les paysages à Monument Valley de Starman). Qu’est-ce qui dès lors protège Carpenter de n’être qu’un cinéaste passéiste, rétrograde ? Pour Thoret, son ancrage dans l’époque, le commentaire qu’il produit inlassablement sur une Amérique pleine de paradoxes et le classicisme de son style, qui l’a toujours préservé des effets de mode.
Face au jeu de balancier entre gros chèque et production hors-système, on aurait tort de se prononcer pour les seconds titres contre les premiers. Une rétrospective de son œuvre permet d’abord de constater à quel point, même dans la commande, Carpenter se montre résolument personnel. Colère face à l’incompréhension injectée dans Christine, héros des Memoirs of an Invisible Man sans attaches ni croyances, frappé d’invisibilité sociale, guetté par l’insignifiance. Le cinéaste a beau renier le produit fini, il n’y tresse pas moins un motif autobiographique guère plus éloigné de lui que le principe d’aversion régissant l’existence d’un Snake Plissken… Si de l’échec de The Thing, film qu’il imaginait (pour des raisons valables) mériter d’être reconnu comme son achèvement artistique, Carpenter ne s’est jamais pleinement remis, la suite de son œuvre, tant au haut qu’au bas de l’échelle économique, époumone une puissance de deuil et de rage à la fois égale et inégalée. L’indépendance est plus qu’un statut financier, c’est un état d’esprit.
Demander à Thoret quels films du corpus il considère, lui, comme étant les plus sous-évalués s’avère tout d’abord l’opportunité de s’interroger sur la place qu’occupe exactement dans la hiérarchie critique The Fog, qu’il cite en premier lieu : pour son atmosphère brumeuse impériale, cette ouverture de conte au coin du feu affirmant les pleins pouvoirs de la narration (séquence qu’il aurait, en réponse à la question « c’est quoi, le cinéma ? », montré à ses enfants). Escape from L.A., ensuite. « Pour des raisons personnelles d’abord, la première fois que j’ai rencontré Carpenter, c’était lors du montage de ce film, à L.A. », son caractère récapitulatif, le désabusement de son dernier plan, qui entend boucler le grand arc de Carpenter, avant quelques nouveaux tours de pistes moins impérieux. « Village of the Damned vieillit particulièrement bien. » Témoignage de l’évolution de son auteur, puisque le mal, contrairement à l’homogénéité visible dans l’original de Wolf Rilla, y naît de la dissension, des dysfonctions internes à un groupe d’enfants maléfiques (via la figure d’un petit David, seul à ressentir un embryon d’empathie). Tristesse particulière d’observer un mal présent au cœur de l’enfance, là dès les origines, qui résulterait non pas d’un développement corrompu (comme une apparition entre huit et douze ans), mais d’une faute originelle. Thoret souligne comment Carpenter se montre ici synchrone dans sa philosophie avec l’ouverture d’Halloween où le mal, quand on le démasquait, arborait, déjà, les traits de l’innocence.
Le 2 Juillet, un cinéaste de la génération de John Carpenter décédait : Michael Cimino. Autre égaré par son époque, lorgnant vers le caractère majestueux de Ford et de Visconti, célébrant comme ceux-ci des communautés sur le déclin. Inévitable de ne pas demander à l’invité du NIFFF de s’exprimer sur un cas cinéphilique qu’il ne connaît que trop bien. Cimino pour lui, c’est d’abord l’indécidabilité de The Deer Hunter, à la fois au-devant et à l’arrière de sa propre période, à laquelle il consacre une section conclusive à part entière de son étude sur le cinéma américain des années 70. En 2010, les Cahiers du Cinéma lui proposent une contribution sur un metteur en scène. Parmi d’autres noms, Thoret propose celui de Cimino, alors moins exposé à l’échelle de la cinéphilie française. De passage à Los Angeles, il est mis en contact avec le vieux maître. Thoret, adepte des profiles à la New Yorker, approfondis, basés sur de longues conversations, ne pouvait qu’être enthousiasmé par la proposition de Cimino : se rencontrer, non pas à plusieurs intervalles dans diverses pizzerias, mais pour tracer trois jours la route ensemble, entre la Californie et le Colorado, sur les lieux importants pour le réalisateur, dictaphone en main pour des durées de quatre à cinq heures. De l’expérience résulte un article en Octobre 2011, une couverture de revue, la mise en avant de Cimino qui poussera à des rééditions par Carlotta. On comprend aisément que de la masse de propos récoltés, Thoret ait ensuite décidé de façonner un livre entier : Michael Cimino, les voix perdues de l’Amérique (2013, éd. Flammarion).
The Deer Hunter
Quand on lui pose en conclusion la question qu’il proposait lui-même rituellement aux premiers participants de Pendant les travaux le cinéma reste ouvert sur France Inter (« Quel est votre film de chevet ? »), passé la réserve qu’il admet à devoir choisir un seul titre après en avoir regardé un nombre considérable, la réponse ne se fait pas non plus trop attendre. En ce qui concerne le mardi 5 Juillet 2016, aux alentours de 14h45 : Voyage au Bout de l’Enfer, évidemment.
Merci à Mylène D’Aloia et à toute l’équipe du NIFFF.
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