Lorsqu’on parle des genres qui ont marqué l’âge d’or hollywoodien, c’est généralement sur la dépouille du western qu’on aime le plus s’apitoyer. Pourtant, si on le compare à la comédie musicale, le western se porte plutôt bien et ce n’est pas l’année écoulée qui nous donnera tort ; outre les succès commerciaux de The Hateful Eight, The Revenant et The Magnificent Seven rappelons que Westworld a signé les meilleures audiences pour une première saison sur la chaîne HBO, dépassant Games of Thrones. En face, entre deux horreurs signées Rob Marshall, tout juste a-t-on quelques films d’animation qui viennent souffler sur les braises d’un genre à l’agonie (pour autant qu’on considère la situation indienne comme une exception) et le salut n’est pas à chercher du côté de la récente production Netflix The Get Down.[1] Dans ce contexte de traversée du désert – propice à l’enthousiasme démesuré –, La La Land fait office de nouveau messie, Damien Chazelle étant d’ores et déjà présenté comme le digne héritier des Stanley Donen et autres Vincente Minnelli. Alors que sa cote ne cesse de grimper auprès des bookmakers en prévision des Oscars (on serait tenté de déjà l’annoncer gagnant, The Artist nous ayant prouvé que la nostalgie était un élément sur lequel il faisait bon capitaliser), revenons un moment sur le film, pour ce qu’il est et ce qu’il n’est pas.
Difficile de garder la tête froide avant la projection de La La Land. Comme tous les amateurs de comédie musicale, c’est fébrile que nous sommes entrés dans la salle. Fébrile mais prudent de ne pas pécher par bête nostalgie. Même si la très bonne impression laissée par Whiplash (2014) avait de quoi nous mettre en confiance, la dimension était tout autre : le deuxième film de l’Américain s’apparentait davantage à un duel en huis clos qu’à un grand spectacle musical. Mais le sens du rythme et l’intensité étaient là. Surtout, Damien Chazelle avait déjà exprimé son amour pour le genre dans son premier film, Guy And Madeline On A Park Bench (2009) ; un hommage indé et jazzy aux musicals des années 30 et aux Parapluies de Cherbourg tourné en noir et blanc. Bien que très cinéma guérilla, le résultat frappait par sa sincérité et comportait de jolis passages chantés et autres numéros de claquettes, en plus d’une histoire d’amour déçue à la Guy et Geneviève. Autant dire que si quelqu’un semblait décidé et à même de ressusciter le genre, c’était bien lui.

Parfaitement conscient de l’attente que suscitera son projet, Damien Chazelle décide d’ouvrir son film sur les chapeaux de roue. Un long travelling latéral révèle des automobilistes coincés sur une bretelle d’autoroute ; chacun patiente en écoutant sa musique sans qu’aucune harmonie ne se dégage de cette cacophonie (on reconnaît au passage l’une des chansons de Guy and Madeline on a Park Bench). Quand soudain, l’étincelle : le basculement dans un numéro chanté et dansé. Les voyageurs isolés dans leur bulle la seconde d’avant sortent de leur véhicule, s’élancent sur l’autoroute, sautent sur les carrosseries et entament en chœur le lumineux et dynamique Another Day Of Sun. Les gestes sont précis, la chorégraphie mêle piétons, cyclistes et skateurs en exploitant parfaitement le décor (réel !), et le tout est filmé dans un joli CinemaScope, en très longs plans larges. La caméra recule, passe d’une voie à l’autre, s’élève et dévoile l’incroyable dimension de la séquence qui sublime un espace plus propre à la déprime qu’à la joie. On pense aux ballets urbains et colorés de West Side Story, d’audacieux panoramiques et travellings en sus. Et nous qui voulions garder la tête froide… Difficile de contenir son enthousiasme et de ne pas avoir le cœur qui s’emballe devant une ouverture d’une telle ampleur qui réanime les vieux rêves hollywoodiens (notre voisine de siège américaine était littéralement dans un état de transe).
Cette ouverture fait office de note d’intention extrêmement prometteuse, d’autant plus qu’elle est suivie de près par un second numéro chanté et dansé qui achève la présentation du personnage de Mia (Emma Stone), une jeune serveuse qui rêve d’une carrière d’actrice. Dans son appartement aux murs tapissés d’affiches de classiques (The Killers, The Black Cat, etc.) et de portraits de stars de l’époque (immense profil d’Ingrid Bergman), ses colocataires se préparent pour se faire remarquer dans une soirée mondaine où elles ne seront que des anonymes dans la foule (Someone In The Crowd). Alors que les quatre jeunes femmes en robes colorées naviguent dans les couloirs de l’appartement, nous serpentons avec elles dans l’intérieur exigu avant d’assister à un véritable feu d’artifice, nerveux panoramique circulaire dans et sous l’eau en prime. Le numéro n’atteint jamais la maîtrise du There’s Gotta Be Something Better Than This de Sweet Charity (Bob Fosse, 1969) mais l’esprit est là. À tel point que Chazelle et son compositeur Justin Hurwitz – qui livre une copie parfaite, réintégrant et réarrangeant pour l’occasion des titres déjà composés pour Guy And Madeline On A Park Bench (Summer Montage / Madeline) – parviennent à nous convaincre.

Sauf que voilà, cette promesse formulée en deux temps ne sera pas totalement remplie. Une fois ces deux numéros passés, s’en est terminé des scènes de groupe et des envolées collectives. Au terme de la soirée, Mia rencontre Sebastian (Ryan Gosling), un pianiste qu’une arnaque financière empêche pour l’instant d’ouvrir son club de jazz réservé aux puristes. Dès lors, le film se resserre autour de la romance entre les deux personnages et donc sur ces deux acteurs. Et si les chorégraphies ainsi que la scénographie évoquent (entres autres) The Band Wagon (Vincente Minnelli, 1953) ou Shall We Dance (Mark Sandwich, 1937) le temps d’une promenade éclairée au lampadaire sur les hauts de L.A., et Singin’ In The Rain (Gene Kelly & Stanley Donen, 1952) ou An American In Paris (Vincente Minnelli, 1951) lors d’un finale qui lorgne vers les grands numéros impressionnistes (voir galerie ci-dessous), Ryan Gosling et Emma Stone ne sont ni Fred Astaire et Ginger Rogers, ni Gene Kelly et Leslie Caron. Damien Chazelle est donc obligé de composer avec eux. Côté chant, Emma Stone s’en sort plutôt bien (splendide Audition), on a par contre plus de réserves sur Gosling qui se rattrape cependant avec ses impressionnantes performances au piano et une interprétation solide (il faut le voir, au plus bas, reprendre le ringard I Ran au bord de la piscine, impassible). Mais la plus grosse déception vient des passages dansés par le duo. Par la force des choses, les numéros de claquettes restent très timides et moins naturels encore que l’étaient ceux de The Artist. Des lacunes que justifie maladroitement Emma Stone en déclarant que leurs « personnages sont deux apprentis artistes, si bien qu’on n’est pas censés être des danseurs et des chanteurs accomplis […] on était presque encouragés à commettre des erreurs ».[1] Une déclaration d’autant plus fâcheuse qu’à l’époque de son premier film, Chazelle n’hésitait pas à affirmer que « les meilleurs musicals semblent très naturels. C’est un genre fondé sur la spontanéité, quand Fred Astaire danse, il ne joue pas un danseur : il est un danseur. »[2] En effet, les ruptures narratives des numéros musicaux représentant une parenthèse extra-diégétique, le principe de la comédie musicale suppose que n’importe quel personnage peut se transformer, comme par miracle, en maître danseur et/ou chanteur. Fred Astaire n’interprète-t-il pas un simple photographe dans Funny Face (Stanley Donen, 1957) ?
Nous pourrions camper sur cette déception et nous contenter de reprocher à La La Land de ne pas marcher exactement dans les traces de ses aînés. Ce serait passer à côté de la nature proprement personnelle du film. En effet, la relation hésitante et plusieurs fois avortée entre Mia et Sebastian est l’occasion pour Damien Chazelle de développer une problématique qu’on lui sait chère : celle de la tension entre tradition et modernité. Obsédé par l’idée d’un jazz pur, Sebastian refuse de voir la culture qu’il adule s’abâtardir et se diluer dans la soupe populaire. D’abord forcé de jouer des chansons de Noël et interdit d’improvisation jazzy par son patron (le génial J.K. Simmons, presque aussi autoritaire que dans Whiplash), il finira par accepter de rejoindre un groupe de jazz fusion par nécessité. Il suivra alors la formation menée par son ami qui s’était tué à lui répéter que le jazz était tourné vers le futur (John Legend). La concession est l’occasion d’une scène mi-hilarante, mi-pathétique (Start A Fire) où le flegme de Gosling est parfaitement exploité. Le parcours de Sebastian est celui d’un deuil, lui qui est obligé de renoncer (provisoirement ?) à son idéal artistique. « Comment atteindre ses rêves ? » se demande Mia. Par des sacrifices, des compromis et « sans pleurer comme un bébé » lorsque l’on trébuche, répond Sebastian. On croirait entendre Damien Chazelle qui a commencé sa carrière par écrire, sans passion, des scénarios de films d’horreur à petit budget pour « joindre les deux bouts », comme il l’affirme dans un entretien pour Positif.
Attention : le texte qui suit contient des éléments qui pourraient être considérés comme des spoilers.
On connaît la suite : l’ambition et l’ascension asymétrique font obstacle à l’idylle. Sauf que là où les topoï voudraient un retour à la situation initiale et à un équilibre heureux, La La Land se montre bien plus doux-amer (Les parapluies de Cherbourg, encore ; le personnage de théâtre écrit par Mia ne s’appelle pas Geneviève par hasard). C’est alors qu’on comprend en quoi la distanciation avec le modèle canonique des musicals s’avère salutaire. Celle-ci permet au film d’éviter l’écueil de l’anachronisme naïf et l’ancre intelligemment dans notre époque. En retardant ou en avortant le romantisme (la pellicule de Rebel Without A Cause brûle une seconde avant qu’un premier baiser soit échangé), Chazelle exploite le paradoxe qui tiraille la ville de Los Angeles, à cheval entre son passé mythique (que tout le monde « vénère sans valoriser ») et sa réalité, moins glamour.[4] Si Singin’ In The Rain racontait la difficile arrivée du son synchronisé, il est aussi question de transition dans La La Land qui décrit le passage à un temps où les rêves hollywoodiens ne font plus illusion. En témoignent tout le décorum excessivement vintage, le cinéma Rialto consacré aux classiques qui ferme ses portes[5], les clubs mythiques qui cèdent leur place aux établissements « tapas samba ». Dans sa manière de représenter la vision fantasmée d’une ville et d’une carrière pour mieux en déconstruire le mythe, le film de Chazelle rappelle One From The Heart (Francis Ford Coppola, 1981), autre variation du musical désenchantée avec laquelle il entretient de nombreux motifs. À voir comme l’éclairage isole les comédiens aux moments des passages musicaux, il faut comprendre que leurs idéaux ne peuvent pas prendre place dans leur réalité mais nécessitent une fuite dans l’imaginaire. Lorsqu’il chante le début de quelque chose de merveilleux, Sebastian ajoute immédiatement qu’il s’agit peut-être d’un rêve de plus qu’il ne pourra pas réaliser (« This is the start of something wonderful. Or one more dream that I cannot make true »).
Même la romance ne va plus de soit : la première rencontre entre Mia et Sebastian se fait sur un doigt d’honneur, la seconde sur une bousculade et les sonneries de téléphone interrompent les amorces de lyrisme, concrétisées une seule fois le temps d’une valse céleste, qu’à moitié réelle donc. Sous ses airs de rêveur nostalgique, Sebastian se montre d’ailleurs parfaitement lucide au sujet de la possibilité de bâtir une grande carrière tout en poursuivant leur histoire. On se souvient que la relation amoureuse était le premier sacrifice qui s’imposait au jeune batteur désireux de percer dans Whiplash. En ce sens, la filmographie de Chazelle porte en elle quelque chose de profondément pascalien :
« Les passions qui sont le plus convenables à l’homme et qui en renferment beaucoup d’autres, sont l’amour et l’ambition : elles n’ont guère de liaison ensemble. Cependant on les allie souvent ; mais elles s’affaiblissent l’une l’autre réciproquement, pour ne pas dire qu’elles se ruinent. » ― Blaise Pascal, Discours sur les passions de l’amour

En ancrant sa romance dans la Cité des Anges (pourtant moins portée sur le jazz que d’autres villes américaines), le jeune cinéaste explicite la portée autoréflexive des enjeux. À l’image du personnage incarné par Ryan Gosling, il semble avoir compris que le salut du musical n’est pas à chercher dans une nostalgie stérile et une logique de répétition mais dans une mise à jour de ses figures ainsi qu’une adaptation au star stystem d’aujourd’hui. Ce qu’il fait avec brio dans un joli finale élégiaque qui remonte le fil du drame en fantasmant une alternative heureuse. Par cette ultime évasion chimérique, Damien Chazelle nous rappelle que les histoires d’amour ne se terminaient bien qu’au cinéma.
On ne sait pas si la comédie musicale connaîtra un nouveau souffle suite à l’impulsion de La La Land, il y a toujours lieu de garder en tête l’avertissement formulé par Alain Masson en 1981 dans son ouvrage consacré au genre en question et sobrement intitulé Comédie musicale : « L’agonie [de la comédie musicale], commencée avant 1960, admet parfois d’éclatants regains de santé, propres à susciter des espérances trompeuses. » Mais peut-être le genre a-t-il trouvé son Unforgiven (Clint Eastwood, 1992). Soyons fous, rêvons un peu.
LA LA LAND
Réalisé par Damien Chazelle
Avec Emma Stone, Ryan Gosling, J.K. Simmons
Sortie en Suisse alémanique le 12 janvier et le 25 janvier 2017 en francophonie.
[1] Il serait intéressant de revenir sur l’original Moulin Rouge de Baz Luhrman, d’autres productions télévisuelles (Glee, Smash, etc.) ou encore sur les vagues de films de danse (de la fin des années 1970 à la déferlente des années 2000) qui peuvent apparaître comme autant de variations du genre. Cela nécessiterait cependant un dossier à part entière.
[2] http://www.allocine.fr/film/fichefilm-229490/secrets-tournage/
[3] http://www.lesinrocks.com/2010/10/06/cinema/guy-and-madeline-le-renouveau-arty-du-musical-1124968/
[4] À l’heure où nous écrivons ces lignes, le mythique établissement Formosa, vestige de l’âge d’or dont on aperçoit l’enseigne dans le film, vient de fermer ses portes : http://laist.com/2017/01/06/formosa_cafe_closed.php
[5] Le Rialto a réellement existé et…réellement fermé ses portes en 2007. Il s’agissait d’une des dernières salles de Californie avec un seul écran : https://en.wikipedia.org/wiki/Rialto_Theatre_(South_Pasadena,_California)
WordPress:
J’aime chargement…
Articles similaires
Une belle analyse. Pour ma part, l’absence de qualité chorégraphique et musicale m’a trop déçu pour que les autres atouts du film ne puissent encore me donner l’envie de l’apprécier, et s’est donc malheureusement avec un grand dégoût que j’ai subi le supplice que ces manquements m’ont affligé. Non seulement cela, mais les personnages, eux, ne m’ont pas touchés bon plus. Bien que le film soit nuancé quant à leur relation, leur carrière n’en est pas moins un succès, et on se retrouve avec le dualisme d’une réussite professionnelle stéréotypique nuancée par un échec amoureux , ce qui manque cruellement de complexité et de profondeur, ce qui a eu pour résultat de me laisser froid.
J’aimeAimé par 2 personnes