Aussi brillant soit-il, difficile de revenir à Panique à Needle Park (1971) après le choc Heaven Knows What (2015)… Bien que le second ne soit pas per se un remake du premier, il en constitue une continuation – et en l’occurrence un dépassement – évidents.
Panique à Needle Park (J. Schatzberg, 1971) / Heaven Knows What (B. & J. Safdie, 2014)
Après le sentiment de l’été chez Rohmer et Hong Sang-soo et la comparaison des deux versions de La Féline(de Tourneur et Schrader), notre section Split screens est aujourd’hui l’occasion d’une nouvelle mise en perspective de deux films qui se ressemblent autant qu’ils s’opposent. Aussi brillant soit-il, difficile de revenir à Panique à Needle Park (1971) après le choc Heaven Knows What (2015)… Bien que le second ne soit pas per se un remake du premier, il en constitue une continuation – et en l’occurrence un dépassement – évidents.
Panique à Needle Park
On pense forcément à Panique à Needle Park devant Heaven Knows What: deux récits de couple junkie dans New York City, d’avilissement corrélatif à l’addiction, d’expression d’une détresse antérieure à la came, tour à tout occultée et redoublée par les effets du manque. On le verra, les films diffèrent pourtant sur plusieurs points. Josh et Benny Safdie ne craignent pas d’emboîter le pas à un classique (Lenny Cooke pouvait déjà évoquer Hoop Dreams), mais ils le font avec un sens de la compétitivité. Leurs derniers films naissent de la rencontre avec une personnalité (basketteur sur le retour, fille des rues) dont le profil correspond au cinéma à un sous-genre social établi. S’ils s’y rendent à leur tour, animés par leur amour pour qui ils filment (ici : Arielle Holmes interprétant sa propre histoire à l’écran), c’est avec l’assurance de hisser la barre de ce qui y est représenté. À considérer que la comparaison ait un sens (les Safdie le nieraient probablement), ce n’est pas tant à partir de mais contre un aîné fameux que leur maestria se déploie.
Panique à Needle Park
Panique à Needle Park n’est à vrai dire pas l’unique représentant de ce qui constitue par la force des choses un genre à la connotation 70’s (« l’héroïne au cinéma »), allant de More (1969) et Born to Win (1971) à Moi, Christiane F. (1981) et Liquid Sky (1982). [1] Il en est cependant le représentant le plus fameux. À partir d’un scénario signé Joan Didion et John Gregory Dunne[2], Jerry Schatzberg adapte un ouvrage de James Mills traitant de manière documentée de la toxicomanie à New York. Dans une période paranoïaque où une large part de la contre-culture demeure dans le déni des effets dévastateurs des drogues dures, il se verra soupçonné par une frange de la presse d’avoir été financé en sous-main par la C.I.A ! Comme la plupart de ces films, il gravite, non pas autour d’un manque isolé, mais de celui éprouvé par un couple, où les deux membres ont basculé dans l’addiction.
Panique à Needle Park
L’épilogue opère comme un cheval de Troie : Helen, artiste de Greenwich Village (Kitty Winn, qui obtiendra pour le rôle un prix d’interprétation à Cannes), est hospitalisée suite aux complications d’une interruption de grossesse pratiquée illégalement (une récurrence chez Didion). Elle reçoit la visite de Bobby (Al Pacino) une petite frappe pleine de bagout et d’entrain, qui l’avait remarquée chez son colocataire. Il l’embarque à sa sortie pour venir crécher en sa compagnie à l’intersection de Broadway et de la 72ème Rue, surnommée, pour les raisons qu’on imagine, Needle Park. La fascination qu’exerce sur une jeune peintre la délinquance de proximité pourrait à ce point être partagée par le public. En introduisant la came dans l’équation, le film déroule le programme de l’existence héroïnomane, partant de son moment de crise : la panique, période où la dope vient à manquer dans le quartier, poussant ses usagers à la délation mutuelle. Kitty cède à la seringue, le récit suivant sa lente descente vers le trottoir et son corollaire la violence domestique. Elle accompagne le regard du spectateur sur le fonctionnement des rues, Bobby, le temps d’une scène, sur celui de la production de la marchandise. Schatzberg, photographe de formation, n’a pas son pareil pour les reaction shots. Son sens du portrait fait de chaque figure un instantané mémorable. Le propos de Panique à Needle Park est simple : dans un univers régi par le besoin, il n’est pas d’amitié, et encore moins d’amour, qui tienne (ce que souligne, peut-être lourdement, le sort réservé à un chiot adopté). À sa sortie d’un énième passage en prison, cette fois-ci dû à elle, Kitty attend pourtant Bobby au portail. Cet attachement paradoxal exprime un code central du genre – la dépendance physique y est systématiquement un substitut de mise en scène à l’affective. Ni avec toi, ni sans toi.
Panique à Needle ParkHeaven Knows What
Les extrêmes de cette co-dépendance sont exprimés dès l’ouverture de Heaven Knows What – vingt premières minutes dont l’intensité immersive n’a pas d’équivalent dans le cinéma de ces dernières années. Harley (Arielle Holmes), n’en pouvant plus d’être repoussée par Ilya (Caleb Landry Jones), lui écrit en public une lettre d’adieu, que celui-ci lui fait avec rage – littéralement – avaler. Harley ressort de la bibliothèque où a eu lieu l’incident, va faire la manche aux abords d’une rame de métro, s’achète avec la somme des lames de rasoir dans une échoppe de Chinatown, retourne vers Ilya, qui au terme d’une seconde altercation, la met au défi de se trancher les veines sous son regard. Ce qu’elle effectue, avant d’être embarquée d’urgence en clinique. La suite du film suit son retour à sa sortie vers Mike (Budy Duress), dealer amoureux d’elle, lui fournissant sa dose – avant qu’elle ne revienne dans les bras d’Ilya, qui, une fois de plus, la laissera tomber.
Heaven Knows What
Le premier plan du film (Harley en larmes au bord d’une route) pourrait sans autres s’insérer dans le final, la montrant dans l’exacte même position. Heaven Knows What retranscrit la perfection cyclique, l’atroce répétitivité de l’existence dépendante. La musique d’Isao Tomita elle-même (un arrangement électronique distordant en différentes déclinaisons une mélodie de Debussy) retranscrit ce sentiment de terrassante circularité. N’était la sophistication hypnotique de son sound design, l’âpreté du film le rendrait simplement insoutenable. Il n’y a nulle réciprocité dans Heaven Knows What (seul un personnage, interprété par Necro, s’apparente lointainement à un ami). Le film nous plonge en empathie dans l’expérience de ce trio qu’on a tous évité dans une gare ou un parc, le genre à faire une O.D. à 14h30 dans les chiottes d’un McDo. Là où Schatzberg se concentrait sur un coin de rue, les Safdie exposent leur déambulation dans la ville entière – ces heures pleines à se courir l’un après l’autre. Les deux films partagent un filmage à distance (rendu en grande partie nécessaire par l’obligation des permis de tournage), favorisant un effet si-loin-si-proche où l’altérité des personnages (celle qui éveille chez les détracteurs le soupçon d’exploitation[3]) ramène à une intimité avec le spectateur. Ils peuvent compter pour cette exploration urbaine sur la virtuosité de Sean Price Williams, dont la photographie simultanément réaliste et hallucinée participe encore à brouiller la frontière entre fiction et documentation. Ayant eux-mêmes grandis parmi la bohème new-yorkaise, leur cinéma n’idéalise pas la marge.
Heaven Knows What
Il n’est pas fait mention de la prostitution dans Heaven Knows What (bien que Ilya semble avoir ses raisons de traiter Harvey de « traînée » et qu’Holmes ait officié dans sa vie en tant que dominatrice professionnelle). Autre différence, plus significative : Panique à Needle Park présentait d’abord l’exploiteur Bobby sous ses traits ordinairement charmants – sa démarche joueuse, ses grands yeux noirs enfantins (Pacino, pas encore filmé comme une star – comprendre que les cadrages ne dissimulent pas sa petite taille). Son successeur, au contraire, se révèle dès sa première apparition à l’écran comme un sociopathe de la dernière espèce. Le film est pourtant dédié au « véritable » Ilya (il est décédé depuis des suites de son addiction). C’est qu’une fois toute la dureté de la vie qu’il mène avec Harley exposée, les Safdie, épousant à l’écran le point de vue de celle qui joue ici « son propre rôle dans la vie », acceptent de filmer sans jugement l’amour qu’elle lui porte. Heaven Knows What touche a des perceptions qui ébranlent : pour quelques instants, un sentiment presque féérique découlant de la fatigue nerveuse, la satisfaction maladive qu’il y a à couvrir de sa dévotion un objet indigne d’admiration. Lorsque Harvey pleure encore une fois, comme elle a déjà pleuré, comme on devine qu’elle pleurera encore, un titre de Stig Dagerman vient à l’esprit : Notre besoin de consolation est impossible à rassasier. Heaven Knows What est un de ces films, rares, à même de rehausser ce qu’on attend émotionnellement du cinéma d’exigence : qu’il nous brusque et nous console d’un même mouvement.
[2] Tous deux écrivains, mariés à l’un à l’autre, ils ont signé plusieurs scripts en collaboration. Rédactrice proéminente en langue anglaise, commentatrice de première main de l’évolution de son pays, Didion a de plus signé, au sujet du décès de ce même époux, un chef-d’œuvre de la littérature du deuil (L’Année de la Pensée Magique).
[3] Cette inquiétude n’est pas infondée. Les Safdie s’en prémunissent par la stricte égalité salariale pratiquée sur leurs plateaux et le fait de ne tourner qu’avec des amis. Arielle Holmes s’est par ailleurs désintoxiquée dès la fin du tournage.
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