Le Rayon vert (Eric Rohmer, 1986) / Night and Day (Hong Sang-soo, 2008)

Si le cinéma de Rohmer a pu influencer une génération de cinéastes français et internationaux, c’est bien chez Hong Sang-soo que ses motifs se reconnaissent le plus clairement aujourd’hui. Paradoxalement, entre les deux cinéastes, les canevas similaires et des motifs qui se répondent mènent bien souvent à des similitudes de surface. Le temps d’un été, du Rayon Vert à Night and Day, c’est toute l’influence du maître français sur le trublion coréen qui se dessine en même temps que la collection de leurs différences. En somme : le jeu de deux cinémas qui sinuent et se touchent sans se croiser tout à fait.


Delphine et Sung-nam, les personnages principaux des deux films, sont deux êtres en vacances, d’une certaine manière contre leur gré. Quand Sung-nam a atterri à Paris pour fuir la police de son pays après un délit mineur, Delphine est en vacances par convention sociale, sommée de profiter de ses congés payés et d’y prendre du plaisir. Tous deux ne savent pourtant que faire de ce temps libre ni comment y trouver leur bonheur.

Les cartons qui rythment les deux films et égrènent les dates les rapprochent de carnets de bord, et leurs scènes de petites notes griffonnées. Ce côté « journal de vacances » est en adéquation avec leur aspect parfois documentaire et – dans le cas du Rayon vert – avec le caractère visiblement improvisé de certains dialogues. Les deux films se rapprochent d’ailleurs dans leur forme, Le Rayon vert constituant l’un des tournages les plus légers de Rohmer (équipe réduite au maximum) et l’un des plus poreux aux hasards du tournage – deux aspects que l’on retrouve à travers la filmographie d’Hong Sang-soo.

Night and Day

Dans Le Rayon Vert, ces dates qui parsèment le film finissent par prendre l’effet d’un compte à rebours : les vacances de Delphine passent sans qu’elle ne trouve ni sa place ni l’amour, et bientôt il faudra reprendre le travail. Dans Night and Day, Sung-nam n’a pas de travail stable qui l’attend, pas de contrainte autre que son manque d’argent. Dans son cas, les dates pourraient d’une certaine manière défiler à l’infini tandis qu’il poursuivrait son errance parisienne. Ce film d’abord purement estival déborde d’ailleurs finalement sur l’automne.

Les cinémas de Hong Sang-soo et de Rohmer donnent également une grande place au hasard et aux forces inconnues qui poussent leurs personnages dans un sens ou un autre. Dans Night and Day comme dans Le Rayon vert, ce hasard est renforcé par le contexte estival d’un Paris déserté de ses habitants. C’est ce Paris presque vide qui facilite les rencontres fortuites, que ce soit celle de Delphine avec son amie Irène ou celle de Sung-nam avec Min-sun, qui fut sa maîtresse dix ans plus tôt. Les deux duos finiront en terrasse d’un café, symbole de tout été citadin. Autre cadre similaire: la petite chambre sous les toits parisiens qui devient le théâtre des amours contrariés. Delphine, récemment séparée, s’y sent seule, tandis que Sung-nam n’arrive pas à s’y retrouver en tête-à-tête avec celle qu’il convoite, toujours dérangé par le départ de celle-ci ou la présence de sa colocataire.

Le Rayon vert
Night and Day

La manière d’occuper l’espace est toujours primordiale chez Rohmer. Qu’il s’agisse de partager une maison de vacances dans La Collectionneuse, de réinvestir son appartement après l’avoir prêté dans Conte de printemps, de conquérir politiquement un village dans L’Arbre le Maire et la Médiathèque, etc., il est à chaque fois question de comprendre les lieux et d’en prendre possession, de même que Rohmer lui-même s’imprégnait des endroits où il tournait pour en respecter les codes et pouvoir y poser son regard en toute connaissance. Si cet enjeu se cantonne parfois à l’espace d’une chambre (Les nuits de la pleine lune), Le Rayon vert est à l’inverse le film le plus « mobile » de son auteur, Delphine allant de Cherbourg à Biarritz en passant par La Plagne et Paris. Toutes ces destinations sont pour elle autant de lieux d’inconfort, dans lesquels elle est incapable de trouver sa place. Night and Day réduit pour sa part la même errance à l’échelle d’une ville, Sung-nam découvrant Alésia, Montmartre, ou le musée d’Orsay au fil de ses pérégrinations. Mais si pour Delphine ces différentes étapes sont la manifestation d’un parcours qu’elle doit affronter, les visites de Sung-nam ne lui apportent rien de plus qu’une meilleure connaissance de la ville. Néanmoins, les deux films se rapprochent sur le fait que leurs personnages semblent, où qu’ils soient, en décalage constant avec le moment qu’ils vivent. Quand Delphine passe son temps à fuir l’endroit où elle se trouve, Sung-nam arrive chez celle qu’il veut séduire au moment où elle en part, la conquière le jour où elle risque de tomber enceinte, et finit par se demander « ce qu’il fait là ». Jamais au bon endroit, jamais au bon moment.

Night and Day

De même que les lieux visités ont des fonctions dissemblables dans les deux films, les signes que les personnages découvrent au fil de leur été ont une fonction toute différente dans les deux récits. Delphine trouve à plusieurs reprises à terre des cartes de tarot, petits signes qu’il lui faudra décrypter et qui se liront rétrospectivement comme l’annonce de ses déboires puis de son bonheur final. Dans Night and Day, Hong Sang-soo donne le sentiment d’avoir retenu cette idée des « signes » trouvés à terre et de s’amuser à les détourner pour en faire des objets totalement vidés de sens. Ainsi, un élastique pour cheveux, un moineau perdu à Roissy, ou une déjection canine dans le caniveau, que Sung-nam observe tous avec une grande intensité comme pour y trouver des réponses, le laissent pourtant seul face au non-sens de sa situation et de ses décisions. Il ne trouvera pas plus de réponses venant du haut, lui qui tourne régulièrement son regard vers le ciel.

Bien qu’elle ne parvienne pas à le formaliser, ni aux autres ni à elle-même, Delphine sait néanmoins au fond d’elle ce qu’elle veut, ce qu’elle cherche, et à quoi ressemblera l’être aimé : c’est une déterminée sous les traits d’une irrésolue. Son drame vient du fait que le monde extérieur n’est pas ajusté à elle : on lui pose des questions intrusives, on l’accable de reproches, elle se défend, et finit par apparaître comme ennuyeuse et difficile. C’est tout l’inverse de Night and day dans lequel Paris s’offre comme un terrain de jeu à la fois familier (la ville semble peuplée de Coréens), dépaysant, et plutôt accueillant ; mais un terrain de jeu dont l’irrésolu Sung-nam ne sait pas quoi faire ni comment l’occuper. Ce Paris malléable dans lequel il évolue semble capable de répondre à ses envies, mais ce sont justement ses envies qui sont illisibles. Ses choix incertains se manifestent dans son errance amoureuse, lui qui hésite entre adultère et fidélité à sa femme restée en Corée, s’obstine à refuser les avances des femmes qui s’offrent à lui, et préfère finalement jeter son dévolu sur celle dont tout le monde lui dit du mal (pingre, narcissique, plagiaire).

Cette question du choix dans les deux films, traitée comme un enjeu moral chez Rohmer et par l’absurde chez Hong Sang-Soo, constitue bien la différence majeure entre les deux films, et plus généralement entre les motifs récurrents chez les deux cinéastes. Quand chez le premier le parcours apporte in fine aux personnages (principalement féminins) certaines réponses et bien souvent la récompense de leur fidélité à leurs convictions; le parcours des protagonistes (principalement masculins) du second leur en apprend bien peu sur le monde ou sur eux-mêmes. La garde-robe de Sung-nam, qui semble limitée à un polo et deux chemises qu’il porte indéfiniment au fil des semaines et des mois, apparaît comme une manifestation extérieure de son immobilisme intérieur. De même, son parcours physique est une boucle puisqu’il finit par revenir chez lui en Corée et y bénéficie de la bienveillance de la police, rendant l’exil parisien qu’il vient de vivre littéralement inutile. Delphine semble à l’inverse n’être qu’au début de son voyage personnel lorsque se termine Le Rayon vert. Les deux films se referment d’ailleurs sur des visions du ciel qui traduisent leurs états intérieurs: quand chez Delphine la lumière se fait enfin grâce au rayon vert, chez Sung-nam persiste le flou molletonneux des nuages qu’il peint.

Le Rayon vert
Night and Day

Si les deux films présentent l’été comme un moment propice au développement du sentiment amoureux, ils ont également en commun de chercher à montrer ce qu’est l’été en lui-même et les émotions qui s’y rapportent. Deux films d’été, deux films d’abandon, au double sens de l’abandon de soi-même (auquel Delphine voudrait tant se livrer sans y parvenir) et du sentiment de solitude. Deux films occupés par des personnages jusqu’ici sans but pour leur été mais se retrouvant pourtant contraints d’en trouver un. Et si leurs buts respectifs – trouver le sentiment amoureux pour l’une, le rapport sexuel pour l’autre – finissent par apparaître, leur réalisation est, pour leur malheur, sans cesse différée.

Soleil, patience, persévérance, et au bout du chemin, en apprendre peut-être un peu plus sur les forces de la vie. Comme si l’été n’était finalement que cela : la longue attente d’une récompense incertaine.


Le Rayon vert
Night and Day

Le Rayon vert
Night and Day

Le Rayon vert
Night and Day

1 commentaire »

  1. Très bel article. Merci ! Le rayon vert qui fait justement la transition entre le jour et la nuit. Ça donne envie de voir tout les Rohmer et tout les Hong Sang-soo. Et puis de recommencer l’été aussi.

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