A Nightmare on Elm Street représente un cas particulier dans l’utilisation des conventions oniriques au cinéma. Wes Craven a en effet construit son long-métrage en jonglant constamment entre les deux mondes – les deux diégèses – afin de brouiller au mieux les repères du spectateur et de renforcer les effets des scènes horrifiques, dont le rapport avec le public sert de fondement même au genre.
Avec la mort de Wes Craven, le cinéma a perdu l’un des cinéastes américains les plus novateurs de ces dernières décennies. Ce professeur de littérature et de philosophie a modernisé le genre de l’horreur à travers une série d’œuvres choquantes, extrêmes, mais aussi modernes et révolutionnaires. L’équipe de Film Exposure tenait à rendre hommage au géniteur de plusieurs bogeymen fondamentaux en proposant un travail1 qui se concentre sur le régime onirique de A Nightmare on Elm Street (Les Griffes de la nuit) ainsi que sur le rapport méta-discursif qu’entretient le film avec le spectateur et le genre de l’horreur.
Dans la représentation du rêve au cinéma, deux esthétiques se distinguent. La première, soulignée, utilise des marques d’énonciation et indique clairement l’entrée dans l’univers onirique puisqu’elle comprend une liste de conventions à la fois formelles (flous, types d’éclairage) et narratives (point de vue, voix-over). La seconde, plus sobre, n’affiche son appartenance au rêve qu’à la chute de celui-ci, souvent au moment du réveil brusque du protagoniste, ce dernier s’en rendant compte en même temps que le spectateur. En réalisant A Nightmare on Elm Street en 1984, Wes Craven n’adopte aucune de ces deux conventions de la représentation du rêve au cinéma mais les bouscule dans la diégèse en brouillant le monde éveillé et les rêves des protagonistes. Cette ambiguïté – qui s’avère à la fois formelle et narrative – a pour effet de renforcer l’impact horrifique sur les spectateurs qui se retrouvent alors basculés entre plusieurs niveaux du récit. Ce présent texte va ainsi s’intéresser aux mécanismes empruntés par le réalisateur pour transformer les codes du rêve au cinéma en empêchant l’instauration de repères, tout en parvenant à déjouer les attentes du public en apportant une réflexion méta-discursive sur le genre de l’horreur. Avant d’analyser les différentes occurrences oniriques de A Nightmare on Elm Street, il paraît nécessaire de revenir sur la définition et le fonctionnement du genre de l’horreur au cinéma afin de mieux comprendre le détournement qu’en fait Wes Craven dans son film.
Par opposition à certains genres cinématographiques dont l’essence repose principalement sur des caractéristiques formelles et narratives – tels que la comédie musicale, le film noir ou le western –, le film d’horreur base son fonctionnement sur son rapport au spectateur. En effet, comme le souligne Rick Worland dans son ouvrage The Horror Film : An Introduction, « […] ‘‘le film d’horreur’’ met l’accent sur l’émotion d’effroi ressentie à la fois par les personnages et par le public, ce qui reste la caractéristique première [et] distinctive de ce genre »2. L’horreur se définit ainsi par rapport à l’effet qu’il produit sur le spectateur – l’effroi –, qui résulte généralement d’une mise en place dépendante d’une certaine typologie. Des personnages isolés, perdus, démunis – voire féminins – incarnent ainsi des archétypes répandus de victimes idéales. Celles-ci sont régulièrement mises en scène dans des lieux et des situations qui favorisent la perte des repères et accentuent l’angoisse, à l’image d’une cabane au milieu des bois, d’un château perché sur une colline ou simplement d’une maison isolée.
Cat People (Jacques Tourneur, 1942), quand l’horreur était suggérée –
En outre, l’une des spécificités de l’horreur au cinéma a été – dans un premier temps – de préférer la suggestion à la monstration, faisant naître la peur à partir d’une possible menace, alors omniprésente. Les exemples abondent dans les ouvrages spécialisés, notamment lorsqu’il est question des films de Jacques Tourneur, à tel point qu’ils ont pratiquement légitimé cette pratique générique du hors-champs. Cat People et Walked With A Zombie, réalisés respectivement en 1942 et 1943, sont des exemples fréquents de cette pratique filmique (par ailleurs, vous pouvez lire ici la comparaison de Jean Gavril Sluka entre les deux versions de Cat People). Si cette tendance s’est quelque peu inversée à partir des années 1970 – notamment avec la résurgence des séries de films à monstres –, le cinéma d’horreur n’a cessé de fonctionner sur la matérialisation d’une peur ou d’une phobie suggérée, voire interne, optant régulièrement pour la métonymie. Cette incarnation physique symbolise ainsi la concrétisation de l’inconnu, du doute, et de leur emprise progressive sur la normalité. Ce déséquilibre des valeurs se trouve à la racine des peurs ressenties par les personnages, qui voient leurs repères et croyances s’effondrer à mesure que l’anormalité prend le dessus. Afin d’accentuer ceci, les réalisateurs usent souvent de la focalisation interne pour fondre le point de vue des personnages avec celui des spectateurs, ce qui a pour effet de réduire le nombre d’obstacles séparant l’écran (le cadre) de la menace, de la source d’effroi. La caméra subjective est particulièrement utilisée dans ces cas-ci pour obtenir le jump scare, processus visant à faire sursauter le spectateur.
En outre, « [Tom Gunning affirme que], si les thèmes et les intrigues du fantastique et de l’horreur sont communs au cinéma et à la littérature, l’origine du genre au cinéma provient de l’ambiguïté ontologique de l’image cinématographique : une présence absente »3. Selon l’historien, les codes de l’horreur et du fantastique, dont les frontières sont très floues – limites qui ne seront pas abordées ici –, renvoient aux symptômes fantomatiques évoqués par les spectateurs des premiers temps. Comme cela sera démontré plus tard, Wes Craven développe dans A Nightmare on Elm Streem une dimension méta-discursive qui se construit, à la fois, entre les personnages de la fiction et les spectateurs, mais aussi entre l’univers onirique et le médium cinématographique. En effet, les rêves deviennent de nouveaux supports de projections mentales pour les personnages, ce qui permet au cinéaste d’établir un jeu entre les différents niveaux narratifs. Dans un chapitre de Horror, The Film Reader, Robin Hood explicite les possibles connexions faites entre ces différents pôles :
Les films populaires […] répondent, à la fois, de l’interprétation des rêves personnels des cinéastes, mais aussi de celle des rêves collectifs des spectateurs, la fusion étant rendue possible grâce à la structure similaire d’une idéologie commune. Il devient aisé, si tel est le cas, de fournir une définition simple des films d’horreur : ils sont le fruit de nos cauchemars collectifs4.
Si l’explication semble quelque peu simpliste, elle permet néanmoins de mettre en exergue l’intertextualité quasi ontologique qui lie les cauchemars avec le cinéma horrifique. De cette manière, les objectifs de Wes Craven s’avèrent d’une clarté absolue, puisque dans A Nightmare on Elm Street il pousse la construction d’une collectivité à son paroxysme, à un point tel qu’il finit par abolir les repères énonciatifs des spectateurs, faisant de son film un cauchemar multiple qui se décline dans plusieurs supports.
Avec A Nightmare on Elm Street, Wes Craven brouille les repères entre les différents modes de fiction
Comme indiqué précédemment, le sentiment d’effroi ressenti par les personnages de fiction – et, par extension, par les spectateurs également – s’établit essentiellement lorsque le doute, l’insécurité et la perte des repères prennent le pas sur la maîtrise de soi, transformant ainsi un postulat normal en situation irrégulière. Une analogie peut ainsi s’établir avec les rêves, puisque ceux-ci représentent pour le rêveur un moment d’absence durant lequel les codes et la logique des choses n’ont plus lieu, le subconscient devenant alors le maître qui régit le déroulement du songe. Aussi, comme l’indique Hood dans la citation ci-dessus, des instances parallèles s’établissent avec le réalisateur et ses pôles correspondants, à savoir le film et le spectateur, faisant du cinéma, de l’horreur et du rêve des instances aux connexités ontologiques. Dans son film, Wes Craven va s’emparer des similitudes qui lient ces différentes instances pour désamorcer les attentes du spectateurs et pour brouiller les lignes séparant le cauchemar du « réel » et le réalisme du fantastique. A Nightmare on Elm Street devient un terrain d’expérimentations narratives et théoriques qui vont s’établir sur plusieurs niveaux.
Enfin, bien que ce ce qui précède ne fournisse qu’une définition esquissée d’un genre plus complexe – et qui comprend de nombreuses exceptions et cas divers –, cela permet néanmoins d’appréhender le fonctionnement d’un genre qui base sa structure essentiellement sur son rapport au spectateur et sur l’effet qu’il produit sur celui-ci. Avant d’entamer l’analyse, nous tenions à présenter un court synopsis du film afin de cerner ses enjeux narratifs : suite à un cauchemar éprouvant, Tina retrouve ses amis au collège. Ceux-ci semblent avoir été victimes du même rêve qu’elle, dans lequel un homme brûlé les attaque avec des gants équipés de lames de rasoir. La nuit suivante, les adolescents se retrouvent pour une soirée. Celle-ci tourne au drame lorsqu’une des filles meurt tragiquement pendant la nuit. Se rendant compte de la collectivité de leurs cauchemars, les adolescents se convainquent progressivement qu’ils sont victimes d’événements paranormaux, incompris de leurs parents, qui tendent à tout rationaliser. Les protagonistes décident alors de faire tout leur possible afin de rester éveillés, puisque c’est seulement dans leurs rêves qu’ils sont sujets à la menace qu’incarne Freddy. Cependant, l’appel du sommeil s’avère trop fort et les adolescents se font assassiner les uns après les autres. Dans la dernière partie, Tina découvre qu’elle peut ramener Freddy du monde des rêves si elle parvient à l’agripper au moment où elle se réveille.
Comme le suggère son titre, A Nightmare on Elm Street thématise grandement la question du rêve – du cauchemar plus précisément – et de ses interactions avec le monde éveillé, à tel point que « [le film de Craven] ose le pari de baser sa structure et sa trame narrative entièrement sur ce concept »5. Si, dans un premier temps, la séparation entre ces deux mondes reste claire, elle devient plus floue à mesure que le film se déroule et que le réalisateur détourne les codes. De fait, l’on peut compter plus d’une dizaine de scènes de rêve, d’une durée allant de quelques secondes à plusieurs minutes. Il est par ailleurs souvent impossible de délimiter parfaitement le début et la fin des cauchemars, puisque le réalisateur n’use que très rarement de marqueurs énonciatifs. La confrontation entre Nancy (la final girl) et Freddy pousse cette difficile démarcation à son paroxysme, puisqu’elle se décline autant dans l’univers onirique que dans le monde éveillé, jouant constamment sur l’effet déceptif des rêves – voire anti-déceptif dans ce cas-ci, car si la dimension horrifique des situations rêvées semble disparaître dans un premier temps, elle réapparaît rapidement et perdure encore dans les scènes « éveillées ».
Aussi, l’un des traits théoriques et narratifs avec lequel Wes Craven joue le plus dans son film est le statut du spectateur – et des personnages – par rapport aux rêves. Si le spectateur jouit régulièrement d’une forme d’omniscience narrative, il épouse souvent le point de vue du protagoniste, ce qui permet au réalisateur de créer des attentes qu’il va continuellement déjouer. Afin de comprendre comment le cinéaste fonctionne, il est utile de comparer les deux premières séquences de rêve qui présentent deux traitements complètement différents du point de vue des deux instances. Le premier cauchemar (00’48’’ – 03’11’’6) apparaît très rapidement, directement après la fin du générique d’ouverture, et comprend de nombreux éléments renvoyant à l’onirisme. Tout d’abord, le déplacement géographique du personnage (Tina) dans ce monde-ci ne suit une aucune forme de cohérence quelconque, correspondant plutôt à l’illogisme des alternances de lieux générés par le rêve. Ainsi, si Tina apparaît d’abord dans un décor peu identifiable, entièrement blanc, elle se situe ensuite, sans transition, dans un couloir sinistre, avant de se retrouver dans des couloirs labyrinthiques. En sus, la gestion de l’espace à l’intérieur du cadre répond elle aussi à une logique de rêve : dans le tout premier plan du film, Tina apparaît brusquement à l’image, sautant pratiquement depuis l’espace hors-champ pour atterrir dans le cadre, vêtue d’une simple chemisette de nuit. Quant à Freddy, s’il n’existe dans un premier temps que par métonymie, il finit par se montrer dans la dernière partie du cauchemar, où il apparaît, lui aussi, comme par magie, derrière la protagoniste. L’éclairage fortement hétérogène renvoie lui aussi aux codes du rêve au cinéma : dans le premier décor, de fortes sources lumineuses blanches illuminent Tina, avant que celle-ci ne soit filmée en contre-plongée, dans une image aux teintes très colorées (bleues et rouges). Ces tonalités oniriques s’associent nettement plus à une esthétique du cinéma d’horreur qu’à l’établissement d’une image réaliste.
Tous ces éléments connotent ainsi fortement la dimension onirique dans laquelle Tina se trouve et renforcent le sentiment qu’a le spectateur d’assister à une séquence rêvée. Le personnage, en revanche, demeure totalement inconscient de son statut de rêveur qui ne lui sera révélé qu’au moment de son réveil. À l’issue de cette première séquence cauchemardesque, Craven a déjà présenté tous les dispositifs du concept qu’il va déployer ; ainsi, Tina se rend compte au réveil que sa chemisette est déchirée au niveau du ventre, ce qui induit une connexion physique entre le monde éveillé et celui des rêves, prévenant à la même occasion le spectateur des possibilités de la diégèse. Dans cette toute première séquence du film, Wes Craven différencie le point du vue du personnage de celui du spectateur, probablement la seule fois où une telle démarcation s’affiche. Cette scène d’ouverture permet également au réalisateur – qui réutilise ici les codes dominants de la représentation du rêve au cinéma – de conforter le spectateur dans une situation où il demeure conscient de la nature des événements et par conséquent maître de la narration. En permettant au spectateur d’accéder à cette sécurité, le réalisateur augmente ainsi l’effet provoqué par la deuxième séquence onirique. Une hiérarchie cognitive s’établit ainsi entre les différentes figures énonciatives, classifiées par leur niveau de connaissance, qui ne restera cependant pas inchangé. En effet, le statut du spectateur sera alterné entre focalisation externe et focalisation interne, dont le point de vue sera modifié vis-à-vis du régime onirique, à l’instar des personnages qui subissent leurs cauchemars à défaut d’en être conscients.
Le deuxième cauchemar (12’28’’ – 16’59’’) ne repose déjà pratiquement plus sur les codes du rêve au cinéma mais en bouscule les conventions narratives en complexifiant notamment les niveaux de conscience. La séquence onirique commence à l’issue de la soirée pour laquelle les quatre adolescents se retrouvent pour passer la nuit ensemble. L’entrée dans le rêve ne comporte aucun marqueur énonciatif précis ; seul un zoom sur l’extérieur de la maison, accompagné d’une musique faisant référence aux comptines d’enfants, peuvent connoter le passage à une dimension onirique. De fait, les limites du rêve sont difficilement identifiables et deviennent plus opaques en raison des différents retournements de situation qui déjouent les attentes potentielles du spectateur. En outre, une seconde complication du régime onirique s’ajoute avec la dimension collective du rêve. Si les quatre personnages ne sont pas tous représentés dans cette deuxième séquence en train de rêver, deux d’entre eux – à savoir Tina et Nancy, les deux adolescentes – évoluent en même temps dans leur cauchemar. Si ce dernier est individuel car il demeure propre à chacun des personnages qui n’interagissent que dans leur espace onirique personnel, il s’avère tout de même collectif puisqu’il se déroule simultanément à l’écran comme dans la diégèse, tout en étant régi par la même instance énonciative (Freddy). Par conséquent, la séquence alterne les passages entre Tina et Nancy, troublant le spectateur dans sa compréhension du degré onirique impliqué.
Dans le cas de Tina, aucun signe n’indique que celle-ci se trouve dans un rêve, puisqu’elle est, au début de la séquence, simplement intriguée par des cailloux lancés contre la fenêtre de sa chambre. Ces premiers plans ne mettent aucune situation paranormale en scène, si ce n’est la voix diffuse qui l’appelle par son nom. Parallèlement, la supposition d’un régime onirique pour Nancy s’avère en revanche bien plus forte. Couché dans son lit et bientôt endormi, le personnage se trouve dans une situation qui reconduit les codes fondamentaux de la représentation du rêve au cinéma. Alors que Nancy continue à dormir, une ombre se dessine alors sur l’un des murs de sa chambre. Puis, une forme monstrueuse pousse la parois et la tend à mesure qu’elle se rapproche de la protagoniste. Cette situation aux tons clairement fantaisistes induit indéniablement une dimension onirique, qui parachève le doute qui pouvait subsister chez le spectateur quant à savoir si le personnage rêvait ou non. Alors que cette ombre menace Nancy de plus en plus, l’adolescente commence à s’agiter, comme si elle était victime d’un cauchemar. Elle se débat dans son inconscient à un point tel qu’elle finit par se réveiller. Au moment où elle ouvre les yeux (13’32’’), le monstre disparaît définitivement derrière la parois, ce qui est censé indiquer la fin du cauchemar. L’absence de coupe – tout ceci se déroule en plan-séquence – renforce le problème d’identification que ressent le spectateur qui entre dans le régime onirique du personnage et en sort sans que cela soit annoncé par des codes de représentation, mais par les événements dépeints via la narration. Bien que le spectateur soit pourvu d’un caractère omniscient et qu’il soit ainsi capable de constater la menace fantastique avant que celle-ci ne pèse sur la protagoniste, son savoir ne lui permet pas de se situer dans les différents niveaux narratifs, puisqu’il se retrouve simultanément à l’intérieur et à l’extérieur du rêve.
L’incapacité qu’a le spectateur à se positionner dans le régime onirique se poursuit dans la seconde partie de ce cauchemar collectif. Ainsi, si l’on pense que le rêve se termine avec le geste de Nancy qui remet le crucifix en place dans sa chambre, ce qui semblerait logique et conclusif en termes narratifs, il se développe néanmoins avec le personnage de Tina, confirmant à cet instant précis l’inter-connectivité du rêve entre les personnages. En effet, le plan suivant celui de Nancy montre Tina sortir de la maison et arriver dans la rue, guidée par la voix qui l’appelait au début de la séquence. Si les codes représentatifs du rêve au cinéma ne sont pas directement apparents, ceux du cinéma d’horreur sont exploités puisque l’on retrouve un personnage féminin, esseulé et démuni face à un danger invisible, mis en scène dans un éclairage diffus aux teintes bleutées. Comme dans la première séquence onirique, la menace qu’incarne Freddy apparaît d’abord par métonymie, avec son ombre projetée sur une porte, puis se matérialise progressivement, montrant des portions de son corps à travers l’éclairage contrasté. L’antagoniste recourt finalement à la fantaisie, en allongeant ses bras, afin d’effrayer sa victime ce qui, par la même occasion, valide l’hypothèse du double rêve auprès du spectateur. Contrairement au segment consacré à Nancy, celui avec Tina ne donne pas au spectateur la capacité d’omniscience, mais le relègue en focalisation interne, où il découvre et subit les horreurs de l’antagoniste au même régime que la victime. Ceci dit, le réalisateur n’a jamais recours au plan subjectif, préférant maintenir le flou qui constitue la structure bipolaire du récit.
Les différentes couches narratives et de représentations oniriques atteignent un niveau supérieur dans le troisième acte du rêve, puisqu’à partir de 16’06’’ un troisième personnage, Rod, entre jeu. Ce dernier, l’ami de Tina, se réveille, ce qui est supposé clore le régime onirique. Cela n’est cependant pas le cas, puisqu’il voit Tina en train de se débattre en plein sommeil, avant que le plan suivant (16’10’’) ne montre l’adolescente aux prises avec Freddy, que l’on représente toujours dans l’univers du cauchemar. Sans rupture, la séquence alterne ainsi les niveaux narratifs, les points de vues spectatoriels ainsi que les régimes oniriques. De plus, des éléments issus de l’univers cauchemardesque se superposent au monde éveillé lorsque des situations fantaisistes apparaissent dans l’univers de Rod. En effet, Tina se fait griffer par un ennemi invisible avant de voler dans les airs et de se faire plaquer contre le plafond. Rod assiste ébahi à ces événements, se trouvant en dehors de l’espace onirique alors même que des éléments du rêve sont en train de se dérouler devant ses yeux. Les débordements du rêve se traduisent dans l’espace éveillé par des éléments fantastiques. La séquence présente ainsi deux régimes narratifs sur un mode simultané et qui ne sont jamais interrompus. Cela s’avère même être l’inverse, puisque dans cette scène, le duvet du lit permet de lier ces différents niveaux dans le même espace diégétique : Rod, à l’extérieur du rêve, perçoit Tina qui, à l’inverse, se débattant sous la couverture, n’est montrée active qu’à l’intérieur du rêve. Ces deux situations connexes ne coexistent que par l’intermédiaire du montage qui, grâce au raccord que permet le duvet, assure l’homogénéité géographique et narrative de la séquence. Bien qu’il détienne un avantage cognitif par rapport à Rod, le spectateur assiste quant à lui à ces événements au même niveau que le personnage, ces intrusions fantastiques n’appartenant jusqu’alors uniquement à la dimension onirique.
Cette deuxième scène de cauchemar présente ainsi un décalage du point de vue spectatoriel, qui s’effectue à travers les trois parties qui la structurent. Le degré cognitif de l’audience s’en retrouve modifié, car bien qu’elle participe à ces événements en focalisation externe et interne, elle n’aura jamais accès à la focalisation zéro, qui reste une illusion que Wes Craven déjoue à plusieurs reprises durant le film, à l’image du déroulement de cette deuxième séquence et du dénouement final. En plus du régime spectatoriel varié, la représentation du rêve affiche également trois traitements différents : si le cauchemar de Nancy, comme développé plus haut, était perçu à la fois de l’extérieur (le personnage dormant et rêvant) et de l’intérieur (la matérialisation de la menace contre le mur), celui de Tina projette le spectateur au cœur même de l’univers onirique, rajoutant ainsi une diégèse supplémentaire à la diégèse préexistante, cette fois-ci modelée par Freddy Krueger.
Dans la partie se focalisant sur Tina, un parallèle s’établit ainsi entre le réalisateur et l’antagoniste, tous deux énonciateurs d’un univers fictif qu’ils régissent. Wes Craven thématise cette mise en abyme durant cette deuxième séquence onirique, lorsque Tina tente d’échapper à Freddy. Figure douée d’ubiquité, l’antagoniste accumule en effet les visions d’horreur en poursuivant sa proie qui se retrouve démunie face à cette menace omnipotente. Désespérée, le personnage s’exclame : « Please God! ». Freddy lui rétorque alors « This is God », en faisant directement référence à lui-même, ce qui met en exergue son emprise toute-puissante sur sa victime. Ce contrôle absolu s’affiche aussi dans sa capacité à modeler le monde fictif qu’il a créé et duquel il est garant. Dans sa diégèse Freddy est ainsi capable de défier les lois physiques ainsi que la relativité du temps. Se nourrissant de la peur de ses victimes, il utilise ses pouvoirs pour maximiser l’effroi progressif qu’il provoque sur ses proies, de vulgaires pions impotents face à la machinerie du bogeyman qui les manipule et les trompe. L’analogie entre l’antagoniste tout puissant et l’instance énonciative supérieure – c’est-à-dire le réalisateur – se révèle précisément dans cette deuxième scène onirique. À l’image de Freddy, Wes Craven utilise tous les codes filmiques en sa possession afin de créer une diégèse à travers laquelle il génère des séquences horrifiques, l’objectif de sa démarche étant d’effrayer les spectateurs.
Rod assiste impuissant à la scène de cauchemar qui se déroule devant lui.
En outre, le réalisateur se sert du régime onirique pour tromper l’audience et déjouer ses attentes, utilisant la surprise et la perte de repères comme outils fonctionnels. De manière simultanée, le film déploie sa dimension horrifique à chaque fois qu’une occurrence cauchemardesque s’affiche, simultanément, aux yeux des personnages ainsi qu’à ceux des spectateurs. Les séquences oniriques s’apparentent ainsi à une métaphore usuelle correspondante au médium cinématographique, le rêve étant une image projetée du septième art. Cependant, Craven pousse cet amalgame plus loin en établissant une corrélation entre le genre de l’horreur et le cauchemar, dont des similitudes se dressent autant dans leur fonctionnement (l’inconnu et l’inconscience se matérialisant) que dans leurs effets (une réaction d’effroi et de malaise chez le sujet). Le réalisateur s’appuie ainsi sur les traits des genres cinématographiques horrifico-fantastiques ainsi que sur ceux du cauchemar, les imbriquant les uns avec les autres afin d’amplifier l’impact de sa démarche.
D’une certaine manière, cette métaphore apporte un réflexion méta-discursive sur la question du genre de l’horreur (et du fantastique), émise dans la conjoncture des deux diégèses que contient la mise en abyme du film. Dans le monde des rêves en effet, une mise en scène quasi inexistante dans le monde éveillé s’installe lors de chaque occurrence onirique afin de distiller des éléments horrifiques, comme si l’entrée en rêve amenait le spectateur dans un autre régime cinématographique, en plus du nouveau régime narratif. Certains topoi du genre se retrouvent exploités dans des scènes de cauchemar, alors que nul élément n’y renvoie dans la diégèse primaire. À travers l’omnipotence de Freddy, Wes Craven manipule l’espace, le temps et les codes cinématographiques à l’image d’un monstre de foire dans les maisons hantées.
En plus de cette corrélation, un autre parallèle s’établit entre Nancy, la protagoniste, et les spectateurs, lors de la sixième séquence onirique (35’50’’ – 40’31’’). L’adolescente se retrouve en effet devant la fenêtre de la prison où se trouve son ami Rod qu’elle est venue avertir du danger qu’incarne Freddy. Seulement, malgré ses appels incessants, elle ne parvient à atteindre son ami, ce qui renvoie à la position passive et impuissante du spectateur face à l’écran de cinéma – sa fenêtre – qu’il ne peut franchir. A Nightmare On Elm Street met ainsi doublement cette situation impotente en image, d’une part comme indiqué ci-dessus, d’autre part lors des nombreuses phases d’endormissement. En effet, à plusieurs reprises dans le film (à 31’24’’, au début du 4ème rêve ; les deux situations parallèles à 60’00’’ précédant le 9ème rêve), les personnages sont montrés somnolant, luttant contre la fatigue tout en s’endormant progressivement. Cette étape s’avère charnière puisque le spectateur connait les conséquences qu’entrainent l’endormissement : le basculement entre les deux régimes ne dépend parfois que d’un clignement d’oeil, ce contre quoi les spectateurs ne peuvent rien faire. Impuissants, ils n’ont pas d’autres choix que d’entrer dans le monde onirique, à l’instar des protagonistes.
Parallèlement à cet alignement progressif du statut cognitif, le réalisateur parvient également à mettre en réseau les éléments cauchemardesques. Dans la seconde scène onirique en effet, Tina finit par se faire poursuivre par Freddy qui la suit jusqu’à l’intérieur de sa maison. Alors qu’elle court pour monter les escaliers, ses jambes s’enfoncent dans les marches qui fondent, la forçant à s’immobiliser face à la menace qui se rapproche. Avec cette scène, Craven réutilise l’une des caractéristiques récurrentes des cauchemars, à savoir le stationnement soudain, dénué de toute logique physique, qui empêche d’échapper à une phobie ou à une situation douloureuse. Le cinéaste conjugue ainsi cette particularité dans une scène horrifique qui, au lieu d’isoler le personnage dans une situation unique, la renvoie à l’inconscient collectif des spectateurs en leur rappelant leurs propres traumatismes oniriques. Craven poursuit cette connexion avec les plans suivants, dans lesquels Freddy change plusieurs fois de visages afin de continuer à effrayer Tina, faisant ainsi alterner différents personnages qui défilent sous les yeux de la victime, apeurée. Pour cet autre topos issu des cauchemars, l’antagoniste se connecte au psyché de la protagoniste – les visages qui apparaissent sont tous issus de personnes de son entourage et qui lui sont proches. Tout comme pour la question de l’immobilité physique, cette pratique n’exclut pas le personnage dans sa situation personnelle, mais fait directement écho aux cauchemars collectifs, convoqués par Craven dans sa quête de maximisation de l’horreur. Cette mise en scène des cauchemars lui permet ainsi de mélanger les topoi appartenant au genre cinématographique de l’horreur à ceux du cauchemar, connus et vécus par chaque spectateur.
Cette connectivité apparaît dans la structure même des cauchemars générés dans A Nightmare on Elm Street. Les rêves collectifs dépeints – à l’instar du deuxième et du neuvième rêves – fonctionnent en effet comme un réseau auquel se connectent les adolescents et dont Freddy personnalise ensuite chacun des rêves. La récurrence de certains lieux ainsi que l’antagoniste apparaissant dans les cauchemars des protagonistes témoignent d’éléments matriciels. Ceux-ci sont certes modifiés individuellement mais servent de base commune à chacun d’eux. Les lieux des rêves découlent évidemment de l’endroit où le dormeur se trouve, le principe des cauchemars de Freddy étant de créer l’illusion d’une continuité avec le monde éveillé. Cela dit, un lieu n’appartenant pas au quotidien des adolescents apparaît pourtant fréquemment dans les rêves de ceux-ci : la chaufferie. Ce lieu où les protagonistes n’ont a priori jamais mis les pieds est régulièrement généré dans les cauchemars collectifs de Freddy, pour qui la chaufferie possède une signification particulière. En effet, c’est à cet endroit qu’il trouva la mort des années auparavant, puisqu’une congrégation de parents apeurés par la menace qu’il incarnait décidèrent, face à l’inefficacité de la police, d’y mettre le feu. Freddy apparaît alors comme une forme de rétribution symbolique du meurtre collectif commis par les parents des enfants qu’il poursuit. Dans chacun de leurs cauchemars, les adolescents déambulent ainsi dans le psyché de leurs parents – la chaufferie étant la scène de leur crime – et, comme par malédiction héréditaire, subissent la vengeance de leur bourreau.
Si de telles explications scénaristiques couplées au système répétitif des scènes cauchemardesques pourraient fournir au spectateur une certaine compréhension du régime onirique, Wes Craven continue à déjouer les attentes possibles. Le cinéaste le rappelle à l’occasion de la huitième séquence de rêve, lorsque Nancy se fait hospitaliser. Dans cette séquence clinique en effet, la protagoniste se trouve dans un cadre scientifique et entourée d’adultes. La mise en rêve n’est jamais autant encadrée et soulignée que dans ce passage, puisque les docteurs suivent l’évolution de Nancy au travers des différentes étapes du sommeil, commentant chacune des phases. Pour la première fois, le spectateur suit en temps réel et sans artifice l’entrée en rêve d’un personnage : à 47’25’’, le médecin annonce que le personnage entame un sommeil profond, avant d’indiquer à 47’38’’ : « She could dream at any time now ». Connaissant les enjeux découlant de l’endormissement du personnage – le marquage du sommeil progressif de la protagoniste scandé par les médecins s’affichant alors comme des avertissements soutenus face au déroulement de la scène –, le spectateur s’attend à voir surgir Freddy à partir de ce moment-là. Contre toute attente cependant, aucune vision cauchemardesque n’apparaît. Pour la première fois où l’entrée en rêve s’avère aussi explicite, le point de vue spectatoriel demeure externe et la scène reste anti-climatique et évite toute emprise horrifique, malgré les agitations de Nancy qui finissent par la réveiller – ce qui laisse supposer qu’elle se trouvait sous le joug de son oppresseur. Lors de cette scène, Wes Craven déjoue les attentes des spectateurs en déconstruisant le schéma onirique utilisé jusqu’alors. L’encadrement parental et le milieu scientifique, caractérisés par des paramètres narratifs et visuels – le montage, le suivi sur Nancy, les diagrammes sur l’ordinateur du docteur –, n’est ici d’aucune utilité face à la menace incarnée par Freddy. Le réalisateur rappelle ainsi aux spectateurs l’impotence absolue des adultes et du milieu scientifique, fournissant également un avertissement sur le caractère inattendu des événements oniriques et horrifiques qui vont s’abattre, simultanément, sur les personnages et sur les spectateurs.
Aussi, cette séquence non-horrifique s’oppose directement avec le final du film, où les limites séparant l’onirisme du monde éveillé n’existent plus et où il n’est donc pas possible, pour le spectateur, de maîtriser la narration. Dans la neuvième scène cauchemardesque (60’00’’ – 66’00’’), lorsque Glen se fait tuer par Freddy, l’audience peine à se situer dans le niveau narratif dans lequel elle se trouve, tant le cinéaste feint des moments d’endormissements et de réveils, qu’il brouille davantage dans la connectivité des rêves de Nancy et Glen. En outre, il est impossible de démarquer le cauchemar de l’éveil dans la dixième séquence onirique, bien qu’elle débute de manière très claire : alors que Nancy annonce sa volonté de s’endormir, un travelling avant est effectué sur son visage, ponctué d’un fondu au noir qui marque le début d’un nouveau plan. Pour cette entrée en rêve, le cinéaste ne trompe pas le spectateur et assimile pour la première fois toutes les conventions de la représentation du rêve au cinéma qu’il poursuit jusqu’à la fin de cette séquence. Dans ce passage (72’33’’ – 77’27’’) en effet, Nancy évolue dans un univers clairement onirique – déplacement géographique illogique, présence métonymique de Freddy – qui s’achève au moment de l’éveil. Ce dernier s’avère lui aussi souligné, cette fois-ci par une coupure nette au montage que justifie le réveil qui sonne, qui indique par la même occasion un changement de régime narratif. Cette rupture, à l’image de l’éveil de la protagoniste, s’avère par ailleurs renforcée par plusieurs éléments, tels que l’absence de musique qui connotait précédemment la dimension horrifique, ainsi que l’apparition des reflets émanant des voitures de police qui renvoient à la situation en place avant l’endormissement de Nancy – à savoir la mort de Glen.
Si cette mise en scène du régime onirique semble claire et compréhensible, elle bascule cependant à 77’57’’ lorsque Freddy fait irruption dans la diégèse éveillée de la protagoniste, accompagné des codes du cinéma horrifique (la musique, la menace), jusque-là exclusifs au domaine des rêves. Sachant que l’objectif de Nancy était de ramener Freddy hors de la structure onirique – en se réveillant tout en l’agrippant –, le spectateur déduit que la dimension fantastique des rêves déborde cette fois-ci dans le monde éveillé. Se détachant de sa posture puérile et provocatrice au profit d’une attitude plus grave et menaçante, l’antagoniste indique qu’il n’est plus le maître de la narration, ce qui induit une hypothèse de fin du régime onirique. Cependant, dans cette séquence du chat et de la souris, de nombreuses situations convoquent non seulement le genre du fantastique, mais continuent également de rappeler les codes de la représentation du rêve au cinéma, telles qu’à 81’42’’, lorsqu’un cadavre disparait dans une épaisse fumée et dans une lumière bleue. Dans le but de maintenir le renouvellement continuel de son procédé onirique, Wes Craven finit par fondre les diégèses afin de maintenir l’incertitude des spectateurs quant aux différents régimes narratifs, dans un final où toutes les couches se superposent. Alors que le spectateur ne parvient plus à se repérer dans la structure du récit, la protagoniste se convainc quant à elle que, malgré les apparences – et les codes cinématographiques utilisés –, elle se trouve toujours dans un rêve, affirmant à Freddy : « I know the secret ». A cet instant de révélation, Nancy tourne le dos à Freddy, qui se désintègre alors au contact de celle-ci (84’12’’), comme s’il était vaincu par la conscience qu’avait acquise la protagoniste. Acceptant son cauchemar pour ce qu’il représente, elle s’extirpe ainsi de l’emprise de Freddy et s’affranchit du brouillage des repères qui parasitait ses sens ainsi que ceux du spectateur.
En parvenant à cette résolution, le régime narratif de A Nightmare on Elm Street aurait logiquement dû revenir à un schéma plus traditionnel pour sa conclusion. Cependant, en poursuivant sa logique de bouleversement des repères, Wes Craven effectue l’exact opposé en réalisant une séquence finale qui remet en question le dénouement expliqué précédemment. En effet, après la désintégration de Freddy (84’18’’), Nancy ouvre la porte de sa chambre et se retrouve soudainement dehors, habillée différemment, face à une forte lumière blanche. Cette connexion géographique impossible ainsi que l’esthétique blanchâtre connotent très fortement une dimension onirique, ce dont la protagoniste semble être inconsciente. La confusion se poursuit pour le spectateur alors que les amis de la protagonistes, morts durant le film, arrivent en voiture. Et si tout ce que nous venions de voir n’était qu’un rêve?
Le décalage entre le point de vue des personnages et du spectateur s’étend alors que la toiture de la voiture décapotable se rabat : si les premiers ne voient pas la couleur de celle-ci, le second constate en revanche que les couleurs rouges et vertes foncées ainsi que le motif rayé renvoient aux motifs de Freddy Krueger, dont la présence métonymique renforce la probabilité d’un cauchemar. Alors que la voiture semble soudain mue par sa propre volonté et démarre, faisant ainsi sortir les adolescents du cadre, la comptine de Freddy retentit (« One, Two, Freddy’s coming for you »), installant une ambiance éthérée et calme en apparence. Une situation que déjoue Wes Craven une fois encore à 85’57’’, puisque le bras de Freddy brise soudainement la fenêtre de la porte d’entrée et saisit la mère de Nancy, l’aspirant aussitôt à l’intérieur et clôturant le film à la même occasion. Ce retournement de situation final bouscule la lecture du film, car il devient dès lors impossible pour le spectateur de se situer dans le régime onirique qui structure le long-métrage. L’absence de sortie du rêve empêche l’établissement de repères entre les différents niveaux narratifs, laissant l’audience dans un état de confusion et de doute. Avec cette scène finale, le réalisateur pousse ainsi le concept de son film à son paroxysme, se servant des possibilités offertes par la représentation du rêve au cinéma afin d’atteindre les objectifs du genre horrifique : la perte de contrôle de la situation, l’absence de rationalité et l’avènement de l’anormalité entrainant l’effroi et la peur.
En conclusion, A Nightmare on Elm Street représente un cas particulier dans l’utilisation des conventions oniriques au cinéma. Comme l’indique Ken Hanke dans son ouvrage sur les films d’horreur sériels, « [peut-être] que l’un des aspects les plus accomplis du film est son habileté à marcher sur la fine frontière périlleuse qui sépare le monde du rêve avec celui de l’éveil »7. Wes Craven a en effet construit son long-métrage en jonglant constamment entre les deux mondes – les deux diégèses – afin de brouiller au mieux les repères du spectateur et de renforcer les effets des scènes horrifiques, dont le rapport avec le public sert de fondement même au genre. De plus, le régime onirique permet au cinéaste lors des séquences de cauchemar de s’affranchir de règles narratives que le genre du fantastique n’auraient pas suffi à justifier. L’absence d’une quelconque cohérence géographique, notamment dans les connexions de lieux que Craven crée – les escaliers de l’école amenant par exemple à l’entrée de la chaufferie –, sert en effet à maximiser les effets de sa mise en scène. Ces traits rapprochent également les scènes de terreur du principe de la maison hantée, où tout n’est qu’artifice à des fins horrifiques. C’est pour cette raison aussi que le point de vue du spectateur n’obéit à aucune logique, si ce n’est à celle manipulatrice du cinéaste. Si certaines scènes usent de la focalisation externe, la majorité se servent en effet de la focalisation interne, matérialisant ainsi l’univers onirique qui permet la création d’un univers parallèle où tout est possible. Il arrive également qu’une scène – et parfois même un plan – bascule d’une focalisation à l’autre sans explicitation, à l’instar de la deuxième séquence onirique qui, comme nous l’avons vu, passe d’un régime à l’autre à travers la complexité d’un rêve multiple. En évitant l’usage de plans en caméra subjective, le réalisateur s’assure en outre de renforcer les problèmes de situation ressentis par le spectateur, ce dernier ne parvenant pas à hiérarchiser les différents régimes narratifs.
Dans ses codes de représentation au cinéma, le rêve obéit à différentes logiques narratives. En effet, le spectateur peut soit être conscient du statut de rêve dans le récit, soit être floué par celui-ci, cas où les topoi sont absents afin d’assurer la chute (déceptive) du rêve. Dans A Nightmare on Elm Street, Wes Craven mélange ces deux principes puisqu’il n’élude pas les conventions mais les met en scène dans des situations où le statut du rêve n’est pas toujours défini. De cet affranchissement des codes découle la création d’une double diégèse méta-filmique qui met en exergue la mise en abyme quasi ontologique qui relie les cauchemars au cinéma d’horreur. Dans sa mise en scène des séquences oniriques, Freddy Krueger agit tel un cinéaste qui modèle l’univers qu’il régit et crée, avec ces micro-films, un déplacement des pôles énonciatifs. Cet amalgame permet ainsi à Craven de développer un concept où les codes de l’horreur se déploient dans une macro-fiction cauchemardesque dont les échos se répercutent dans toutes les structures narratives.
1 Ce travail fut produit dans le cadre d’un cours universitaire autour du rêve au cinéma.
2 Rick Worland, The Horror Film : An Introduction, 2007, p. 16 : « […] »horror movie » stresses the emotion of fear experienced by both the characters and the audiance, which remains this genre’s primary distinguishing feature ».
4 Robin Hood, « The American nightmare – Horror in the 70s » in Horror, The Film Reader, éd. Mark Jancovich, p. 30 : « Popular films, then, respond to interpretation as at once the personal dreams of the makers and the collective dreams of their audiences, the fusion made possible by the shared structure of a common ideology. It becomes easy, if this is granted, to offer a simple definition of horror films : they are our collective nightmares »
5 Ken Hanke, « A Critical Guide To Horror Film Series », p. 304 : « […] Craven’s film makes the startling leap of basing its entire structure and plot on this concept ».
6 Le DVD utilisé pour le minutage est celui de l’édition anglaise, produite par Entertainment In Video (2004).
7 Ken Hanke, « A Critical Guide To Horror Film Series », p. 303 : « Perhaps the most accomplished aspect of the film is its ability to walk a perilously thin line between the dream world and the waking one ».
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