Locarno 2018 — rencontre avec Jia Zhangke
J’ai toujours été fasciné par les personnalités des gens qui évoluent sous la surface de la société dominante et qui se construisent à travers les changements sociaux.
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J’ai toujours été fasciné par les personnalités des gens qui évoluent sous la surface de la société dominante et qui se construisent à travers les changements sociaux.
Après Olivier Assayas, c’est au tour de Jia Zhangke de présider le jury de la compétition internationale du Festival de Locarno. Le temps d’une rencontre sous un soleil de plomb, nous évoquons avec lui son approche particulière du wuxia, son entrée en politique et son regard sur l’état actuel de l’industrie cinématographique en Chine.
Dans vos derniers films, plus spécifiquement dans A Touch of Sin et Les Éternels, vous approchez le wuxia d’une manière naturaliste. Vous semblez très attaché à ce genre.
Comme vous le savez, c’est très difficile de traduire le terme « jianghu » mais si nous parlons des personnages de wuxia, le terme fait référence à des gens qui ont quitté leur terre pour vivre leur propre vie et survivre même dans des environnements très dangereux, puisqu’il leur arrive de croiser la route de criminels. J’apprécie ces personnages car, en Chine, à chaque fois qu’il y a un changement radical de société, ils permettent très facilement de représenter ce qui se passe à n’importe quelle époque grâce au reflet qu’ils offrent.
Dès 1998 et mon premier film, Xiao Wu, j’ai toujours été fasciné par les personnalités des gens qui évoluent sous la surface de la société dominante et qui se construisent à travers les changements sociaux. Depuis, j’ai toujours été intéressé par cette approche des révolutions dans la société et je suis toujours à la recherche du nouvel angle, de la nouvelle perspective et du nouveau regard à jeter sur ces personnes. J’essaie de les comprendre, de comprendre ce qui leur arrive et ce qui arrive à la société, comme dans A Touch of Sin ou Les Éternels. J’utilise toujours les codes du jianghu, ou du wuxia comme vous dites, comme perspective pour exprimer mes impressions quant aux changements dans la société.
Les valeurs du wuxia résonnent donc encore dans la Chine contemporaine ?
Oui, en fait le terme wuxia fait toujours référence aux personnes qui évoluent dans les marges. Beaucoup d’histoires de wuxia se situent dans les temps anciens et les personnages y sont généralement dotés de super pouvoirs, ils peuvent voler, maîtrisent les arts martiaux et ont encore d’autres capacités surnaturelles pour faire régner leur propre justice. Mais aujourd’hui, utiliser les codes du wuxia me permet de représenter un esprit que nous avons en commun avec n’importe quelle époque sur la nature du pouvoir et des normes de la société. L’esprit est toujours le même.
Vous traitez le wuxia en le dépouillant de ses dimensions mystique et mythique, un peu à la manière d’un Clint Eastwood avec le western finalement.
J’aime plus que tout les films de genre parce qu’ils m’offrent plus de possibilités créatives. À travers le genre, grâce à ses codes et à ce qu’on en fait, mes films peuvent avoir plusieurs significations. Par exemple les films d’arts martiaux, c’est un genre qui a été inventé par les Chinois et qui met en scène des héros, qui traite de l’héroïsme. En ce qui me concerne, j’ai envie de montrer qu’un seul individu isolé ne peut pas changer le développement de la société et ce quels que soient ses pouvoirs. Les révolutions sociales sont plus fortes. Donc, effectivement comme chez Clint Eastwood, on trouve plutôt des antihéros dans mes films.
En parlant de la société, vous venez de vous lancer en politique : vous avez été élu à l’Assemblée nationale populaire pour la province du Shannxi. Qu’est-ce qui vous a motivé ? Y trouvez-vous la même liberté d’expression que dans l’art, vos films ayant souvent été reçus, en Europe du moins, comme des critiques franches de la société chinoise ?
Effectivement, j’ai été choisi comme représentant au congrès national. La fonction de mon rôle est de motiver et d’élaborer des lois. En Chine nous avons besoin de lois et de nouvelles lois. C’est donc mon rôle principal. Dans ce processus, je suis habilité à m’exprimer et à faire des suggestions, ce qui fait que j’ai un nouveau canal de communication. C’est déjà ce que je faisais dans mes films, dans mes discours et mes écrits, et donc ce canal me permettra de faire passer des suggestions et des demandes en tant que cinéaste.
Pour vous donner un exemple concret, cette année j’ai soumis l’idée que notre pays avait besoin d’une loi sur la propriété intellectuelle. Actuellement, les réalisateurs ne sont pas définis comme les auteurs des films et ne sont pas détenteurs des droits sur les films. Je préférerais donc qu’il y ait une loi qui définisse ainsi les réalisateurs et qui les protège.
Si on pense à Still Life et à votre traitement du barrage des Trois Gorges (qu’on retrouve d’ailleurs en écho dans votre dernier film), vous semblez aussi très critique à l’égard d’une certaine forme de développement.
Tout d’abord, oui, je considère que le barrage des Trois Gorges détruit l’environnement naturel et cause une immigration colossale. Ce sujet est toujours très controversé en Chine mais personnellement je jette effectivement un regard très négatif sur ce projet.
Le problème a maintenant été reconnu et le gouvernement a pris des mesures pour essayer de le résoudre, au niveau de l’environnement. Toutefois, on ne pourra jamais revenir en arrière, le barrage est là. Ce qui démontre qu’avant de prendre une décision il est nécessaire d’être le mieux informé possible, scientifiquement parlant.
La musique (souvent de la pop occidentale ou hongkongaise) occupe une place très importante, au point de devenir un élément à part entière dans la narration. Est-ce une manière de signifier que la culture et l’art sont des moyens d’ouvrir les esprits, de nous élever vers une forme de liberté ?
Oui. La musique pop, que ce soit dans mon cinéma ou dans ma vie, joue un rôle très spécial. En Chine, après la révolution culturelle, la pop culture a été strictement contrôlée, comme tout le reste de la culture d’ailleurs. Après la réforme de la société, énormément de pop culture est arrivée en Chine et beaucoup de jeunes ont trouvé un nouveau moyen de s’exprimer. Presque tous les jeunes aimaient la musique pop. Voilà en partie pourquoi je suis aussi sensible à la pop, c’est pour moi un moyen d’exprimer mes émotions.
Quel regard portez-vous sur l’évolution de l’industrie cinématographique en Chine ? Les choses semblent s’ouvrir à des productions indépendantes depuis vos débuts…
Jusqu’il y a peu, en Chine, c’était très difficile pour les cinéastes indépendants de financer leurs films. La plupart des finances venaient d’Europe ou du Japon. Mais actuellement, grâce au développement des compagnies indépendantes, un grand nombre de nouveaux réalisateurs indépendants parviennent à financer leurs projets en Chine, grâce à ces compagnies privées chinoises. Aujourd’hui, à Hong Kong ou à Taïwan, la production indépendante est difficile car la situation économique pour les petites compagnies n’est pas très bonne. Les cinéastes dépendent donc beaucoup des financements du gouvernement.
Vous êtes actuellement en train de travailler sur un film de kung fu…
Oui, mon prochain film sera un film d’arts martiaux qui se déroulera entre 1900 et 1905. Il s’agira de mon premier film historique. Je suis vraiment fasciné par cette période car c’est à cette époque qu’a débuté la nouvelle révolution en Chine. Cela fait neuf ans que je travaille et me prépare pour ce film et le tournage commencera en 2019.
Vous êtes ici à Locarno en tant que président du jury, à quoi êtes-vous particulièrement attentif ou sensible en tant que spectateur ?
J’aime beaucoup de sortes de cinéma, beaucoup de genres différents. Instinctivement, je suis toujours guidé par les émotions que suscite un film. Je m’intéresse à l’angle que prennent les films pour représenter l’être humain, représenter la société ou même pour explorer une nouvelle forme de cinéma. L’éclairage et l’élévation que nous apporte le cinéma sont, à mes yeux, vraiment très importants pour nous.
Quelle est l’importance des festivals internationaux selon vous ?
Je pense que les festivals internationaux de films sont vraiment nécessaires. En ce qui me concerne, dans les années 1990, mon travail aurait été bien plus compliqué voire compromis sans les festivals. Il y a énormément de manières différentes de participer aux festivals : par exemple, en Chine, les festivals ont des programmes taillés pour les investisseurs, avec de grands marchés. À Busan, Hong Kong ou Shanghai, ils ont le même programme. Tous accueuillent aussi des courts-métrages, ce qui est très important pour découvrir des talents. De la même manière, plusieurs festivals internationaux organisent des talent campus et des film academies, ce qui est très important pour les jeunes réalisateurs qui peuvent ainsi se rencontrer et créer des synergies. C’est important que le cinéma soit internationalisé, c’est un art international et une industrie internationale, ce qui permet d’outrepasser les problèmes régionaux et nationaux.
Les nouveaux moyens de consommation du cinéma vous préoccupent-ils ?
Personnellement, j’adore le grand écran et regarder un film au milieu d’un large public. Pour ça, Locarno est idéal. C’est ce qui rend le cinéma extatique ! Communiquer et célébrer avec d’autres spectateurs, cela fait partie de la cérémonie du cinéma. Regarder des films sur internet est dommage mais en même temps tous les moyens de consommation sont aujourd’hui nécessaires à mon avis. Ce qui importe c’est que nous ayons toujours le choix d’aller au cinéma. Si internet venait à remplacer les projections en salle, alors l’expérience qui m’est le plus chère aurait disparu. Actuellement, en Chine, les choses sont très positives : internet se développe très rapidement mais en même temps les salles de cinéma évoluent aussi très bien, il y a d’ailleurs toujours plus de spectateurs qui vont voir les films en salle.
Merci à Ursula Pfander d’avoir rendu possible cet entretien. Merci également à Loïc Valceschini.
Photos ©Locarno Festival, Samuel Golay et Marco Abram
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