Gabriel 05États-Unis, 1933. La situation est désespérée. Le crash boursier de 1929 a initié la Grande dépression, plongeant le pays dans des taux de chômage et de pauvreté alarmants. Dans certains états, le Dust Bowl aggrave la situation en jetant à la rue des milliers de citoyens, tandis que la prohibition, en vigueur depuis déjà des années, fait fleurir le gangstérisme. Les Américains sont à bout. Ils ont besoin de changement, de reconstruction, de révolution.


Alors que dans notre monde, le démocrate Franklin D. Roosevelt arrive au terme d’une campagne électorale pour la présidence de son pays, le président fictif Judson Hammond est élu au bureau ovale dans le film Gabriel au-dessus de la Maison Blanche (Gabriel Over the White House), de Gregory La Cava. Dans celui-ci, le chef d’état nouvellement élu semble d’abord suivre les pas corrompus et égoïstes de ses prédécesseurs, ne se souciant guère des promesses vides formulées pour les électeurs, et s’attelant à conserver les privilèges des élites au détriment du peuple. La donne change toutefois lorsque Hammond se retrouve entre la vie et la mort suite à un accident automobile. Comme choisi par une volonté divine, il revit et prend pleine conscience de ses devoirs envers les citoyens et de ses pouvoirs à la tête de la nation. Il dissout le cabinet présidentiel, contourne le congrès, se déclare dictateur « jeffersonien » et impose la loi martiale dans le pays, atteignant ainsi ses objectifs multiples : résorber le chômage paralysant, éliminer entièrement le gangstérisme et établir une stabilité durable pour sa patrie sur le plan international. L’Amérique est sauvée, via la volonté d’un seul homme désigné par Dieu, qui prouve l’obsolescence du système démocratique et les dérives d’un gouvernement tentaculaire.

Le film est pour la première fois montré quelques jours avant l’entrée de Roosevelt dans le bureau ovale. Après cette projection, Louis B. Mayer, qui n’avait jusqu’alors rien vu du long-métrage, explosa. Interprétant le film comme un pamphlet à l’encontre du président sortant Herbet Hoover et un plaidoyer en faveur de Roosevelt, le cofondateur de la MGM ordonna que celui-ci fut « rangé dans sa boîte, ramené au studio et mis sous clé ». La pellicule voyagea finalement à New York et le reste des exécutifs acceptèrent de sortir le film après plusieurs retouches. Il est désormais difficile de savoir exactement en quoi ces modifications consistèrent, mais un article du New York Times de l’époque évoquait des adoucissements relatifs au comportement du président Hammond.

L’histoire était basée sur un roman publié anonymement, un an plus tôt, par le politicien britannique Thomas Frederic Tweed. Celui-ci créa une synthèse de ses influences marquées principalement par les réformes de l’ancien Premier Ministre britannique David Lloyd George, et par les idées fracassantes de l’homme d’affaires américain H. Gordon Selfridge. En effet, le « People’s Budget » défendu par le premier, et l’idée de direction ferme et individuelle d’un pays articulée par le second, contribuèrent à former l’approche politique que Tweed développa dans son roman Gabriel over the White House: A Novel of the Presidency.

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Remarqué par le producteur Walter Wanger, le roman est adapté en script par Carey Wilson, puis remanié par le magnat de la presse William Randolph Hearst. Ce dernier, connu pour son influence sur la société américaine de l’époque et ses idéaux conservateurs nationalistes (il rendra une chaleureuse visite à Adolf Hitler l’année suivante), indiqua trouver le script d’une ironie incisive, et accepta de participer à sa coproduction avec la Metro-Goldwyn-Mayer, dans l’optique notamment de louer l’approche du nouveau président Roosevelt.

Le film s’ouvre sur un ton de comédie politique grinçante (plus engagée que le reste de la filmographie du réalisateur La Cava, mais pas entièrement surprenante non plus), soulignant le caractère frauduleux et mensonger de la présidence américaine, associant sans égard les politiciens à des menteurs élus sur de fausses promesses et servant les intérêts de quelques élites économiques. Faisant suite à ce cynisme moqueur et quelque peu dénonciateur (qu’on ne renierait pas aujourd’hui), le film entreprend cependant une tâche de politique-fiction incroyablement clairvoyante, anticipant de plusieurs années certains tournants historiques. Parmi eux, la révocation du 18e amendement visant à mettre un terme à la prohibition et à établir une distribution contrôlée par l’état. S’ajoute ensuite à cela un niveau d’interventionnisme extrême hérité de la mouvance keynésienne, et qui devance par ailleurs le New Deal de Roosevelt : souhaitant redémarrer l’économie, le président Hammond transforme la dite « armée de chômeurs » en marche vers Washington en son « armée de construction », étatisant carrément la main d’œuvre et fournissant ainsi un emploi à des centaines de milliers de citoyens affamés.

Cette situation fait sans le moindre doute référence à un événement d’ampleur survenu dans la première moitié de l’année 1932, lorsque 15 000 vétérans de guerre marchèrent sur la capitale pour exiger que leurs allocations chômage leurs soient versées. Le président d’alors, Herbert Hoover, fut incapable de faire passer une loi leur étant favorable, et n’eut d’autre choix que d’employer l’armée en service pour évacuer les manifestants, sous la pression de la classe politique. Hearst, qui était de tout cœur avec les vétérans, fut l’un des rares critiques à l’égard de cette décision, qu’il qualifia de stupidité outrancière. Dans le film, cependant, Hammond n’emploie aucune force face aux citoyens mécontents (il destitue même un secrétaire d’état – celui à qui il doit en partie le financement de sa campagne – car celui-ci veut envoyer l’armée), mais parvient à un accord avec eux, adoptant une position populiste et massivement interventionniste, assimilant de ce fait la politique de Hoover à une incompétence crasse. On notera également que le film présente une foule de manifestants ordonnée, civilisée et aux réclamations légitimes (point surligné par le fait qu’ils exigent du travail et non de l’argent), ramenée à l’ordre par le seul pouvoir rhétorique du président qui vient les rencontrer avant même qu’ils n’arrivent à Washington, comme pour louer à la fois les hauts faits de ce dernier et la contenance fière et mesurée du peuple.

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La plaidoyer en faveur de Roosevelt est donc une dimension inévitable du film, qui promeut sans appel le socialisme nationaliste lors de l’ultime stratégie de Hammond : conviés à une réunion en plein océan, les leaders du monde se réunissent autour du président américain, qui conduit le sommet en direct à la radio, pour que les peuples de la Terre entière soient témoins de l’histoire. Lors de cette scène décisive, il obtient des nations étrangères qu’elles opèrent un désarmement total de leurs pays, afin de rediriger les fonds vers le remboursement des dettes dues aux États-Unis suite à la Première Guerre mondiale. Là encore, le script fait preuve d’une acuité géopolitique rare, et propose que l’incapacité des pays à s’acquitter de leurs dettes pourrait être contournée à travers l’abandon définitif de la production militaire. En 1919, l’économiste John Keynes publiait son traité Les Conséquences économiques de la paix, dans lequel il stipulait que les contraintes imposées aux vaincus par le traité de Versailles étaient trop importantes, et se révéleraient source de crise économique. Il avait en partie raison, car l’histoire nous apprendra finalement que l’Allemagne a bel et bien connu l’une des pires crises jamais vécues en Europe, mais qu’elle consacra également ses fonds disponibles au réarmement du pays. D’une pierre, deux coups, le fantasme américain du grand dictateur Hammond aurait fait des États-Unis la plus grande puissance économique au monde, et se serait assuré que plus aucune nation étrangère ne soit en mesure de mener la prochaine guerre, qu’il prédit comme étant des plus dévastatrices, impliquant des bombes cataclysmiques, et engendrant une dépopulation sans précédent !

Comme évoqué plus haut, le gangstérisme est élevé au rang d’ennemi public numéro 1 par le président ressuscité. Ce dernier, mettant fin à la prohibition, propose de faire basculer la distribution de l’alcool dans le secteur public, assurant ainsi à l’état une nouvelle source de revenus et empêchant toute économie parallèle et illégale de fleurir. Ne l’entendant pas de cette oreille, le parrain de la mafia (dont l’origine « étrangère » est on ne peut plus clairement soulignée) déclare la guerre à Hammond, qui réplique par un retour à la loi martiale d’antan et élimine sans sommation les individus nuisibles à la société (ceux, selon lui, qui cherchent le profit au détriment des intérêts du peuple). La lutte contre la criminalité est d’autant plus utilisée à bon escient qu’elle fait non seulement sens dans la mission évangéliste de Hammond, mais également en termes cinématographiques, les films de gangsters étant particulièrement populaire auprès du public américain. La croisade se termine lorsque, condamnés sans jury, les criminels sont fusillés, non sans ironie, sous le regard éloigné de la statue de la liberté ! Serait-il impossible de sauver un pays sans faire quelques compromis aux grands idéaux promulgués à sa naissance ? Il faut croire que Roosevelt lui-même (qui prit du temps sur son agenda chargé pour envoyer des commentaires sur le script) en pensait autant, comme le suggère le journaliste Jonathan Alter :

« Le fait que le héros rooseveltien du film ait été un dictateur arrangeait sans le moindre doute le président au pouvoir, car cela l’aiderait à préparer la population à toute action de cet acabit, le cas échéant. »

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Le nationalisme parcourant le film n’est pas uniquement politique, mais doit également beaucoup à quelques idiosyncrasies états-uniennes. À un niveau théologique, d’abord, le film prédate d’une quarantaine d’années la notion de bienveillance divine telle qu’elle est aujourd’hui comprise aux États-Unis (Nixon introduira pendant son mandat le motto « Dieu bénisse l’Amérique », avant que Reagan ne l’institutionnalise par la suite). Ici, Hammond, un président incompétent, est ramené à la vie par l’archange Gabriel, messager des révélations, qui fait de lui le leader de droit divin des États-Unis, associant ainsi sa souveraineté à un statut indiscutable (comme c’était le cas des monarques européens du Moyen Âge). Sa mission se révèle alors à lui : il doit sauver le peuple américain de sa plus grande crise, par quelque moyen que ce soit. Sans l’articuler, le script sous-entend que la rédemption de la société états-unienne tient à un retour en ses croyances fondatrices de peuple choisi par une destinée manifeste. Il place le salut d’une culture entière dans les mains d’un homme qui rassemblera à lui l’entièreté du pouvoir pour sauver les siens.

Mais cette dimension nationaliste ne s’arrête pas là, et devient encore plus puissante grâce à l’invocation des figures mythiques du pays. Ainsi, les épisodes de Valley Forge et de Gettysburg sont évoqués, avant que les idéaux défendus par Thomas Jefferson ne deviennent la matrice notionnelle permettant à Hammond de se saisir du pouvoir total : « une dictature conforme aux préceptes démocratiques de Jefferson », qui répond aux besoins du peuple. Lorsque le Congrès l’accuse de vouloir instaurer une dictature et d’abandonner la démocratie, le président leur rétorque que, par leur inaction, par leurs discussions inutiles et leur corruption, ce sont eux qui ont tourné le dos aux idéaux des pères fondateurs.

Dans une séquence pivot, Hammond est seul dans le bureau ovale, songeant à son adresse au Congrès du lendemain. Regardant par la fenêtre, il imagine les citoyens affamés qui seront bientôt aux portes de la Maison Blanche, scandant le plus iconique des chants patriotiques du pays, associé à la victoire suivant la Guerre civile américaine. Maintenant le motif symbolique, la caméra se déplace ensuite avec le personnage pour s’arrêter enfin sur un buste de Lincoln. Ce même président entré dans la postérité est comme omniprésent : son portrait apparaît dans une autre scène, tandis que la plume avec laquelle il écrivit l’histoire (et mit fin à l’esclavage) est utilisée par signer l’ultime traité du film. Et si cela ne suffisait pas, c’est l’incontournable portrait héroïque de George Washington qui domine la figure pathétique du gangster rendant visite au président, comme pour souligner la puissance historique du pays et son ascendant sur les parasites criminels, considérés comme anti-américains, et venant ternir la grandeur nationale.

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Il existe certes quelques différences notables entre le livre et son adaptation. Dans son essai, Robert L. McConnell indique que Tweed fait du président Hammond un ex-républicain élu suite à une coalition entre politiciens de tous bords regroupés en un parti unique (le « National Party », qui s’oppose au « Progressive Party » – les noms sont assez explicites). D’une manière générale, le Hammond du livre est encore plus agressif dans sa politique que celui du film, allant jusqu’à policer chaque état membre de la fédération au niveau local, à réformer le système judiciaire plus en profondeur, à mettre en place des milices paramilitaires au service de l’état et à réduire ses dissidents au silence. Dans les deux cas, cependant, le but de l’exercice semble être le même (présenter le contexte, ainsi que les conséquences, de l’arrivée au pouvoir d’une figure dictatoriale en Amérique), du moins jusqu’au dénouement. En effet, Tweed concluait son roman en faisant « reprendre ses esprits » à Hammond, qui dénigrait alors tous ses actes de révolution politique, ce qui laissait peut-être penser que l’auteur nous donnait à observer la situation sans pour autant la cautionner. Hearst et Wilson choisissent, quant à eux, d’opter pour un respect solennel envers les forces donnant corps au récit, notamment l’archange Gabriel et les mythes évoqués plus haut, et surtout de ne pas faire se rétracter le protagoniste, qui finit cette fois en martyr révéré.

Coïncidence ou pas, tout semblait réuni pour faire de Gabriel au-dessus de la Maison Blanche un film inévitable de son époque : le 5 mars 1933, lendemain de l’investiture de Roosevelt, le New York Herald-Tribune publiait son gros titre « POUR LA DICTATURE SI NÉCESSAIRE », et suite aux fameux « cent premiers jours » de son mandat lors desquels le président fit montre d’une direction à toute épreuve inédite, son conseiller Herbert Feis en arriva à la conclusion que « le peuple a l’impression que l’ange Gabriel lui-même est venu sur Terre ».

Le film de Gregory La Cava représente-t-il la première uchronie politique du cinéma ? Non, les Allemands, parmi les premiers concernés par l’immense crise économique mondiale, se sont déjà attelés à prendre du recul vis-à-vis de leur système avec Algol, Tragödie der Macht (« Algol, une tragédie du pouvoir ») en 1920, et bien sûr Metropolis en 1927. Mais l’on tient ici le premier long-métrage du genre dans le cinéma américain, faisant preuve d’une audace impensable aujourd’hui (peut-être à attribuer, en partie, à son appartenance à l’époque Pré-code).

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Que dire, par conséquent, de l’idéologie développée dans Gabriel au-dessus de la Maison Blanche ? De nos jours, le recul et l’expérience des exercices satiriques pourraient peut-être faire passer, à certains regards, le film comme une dénonciation des positions qu’il illustre. Seulement, cela impliquerait d’ignorer à la fois le ton solennel parcourant l’œuvre, mais aussi son contexte de production : l’extrême crise socio-économique et politique des États-Unis, couplée à des forces créatrices aux inclinaisons nationales socialistes (notamment Hearst, malgré sa foi en la libre entreprise), ne peuvent pas vraiment laisser de doute quant au parti pris par le film. Franklin Roosevelt, démocrate élu sur des promesses de relance économique, s’attacha à féliciter la réussite du film, qu’il considérait comme une aide inestimable à l’introduction de son mandat dans la culture américaine. Question plus importante encore, donc : s’agit-il d’une dystopie ou d’une utopie ? Les stratégies politiques de Hammond placeraient a priori le film dans la première catégorie, mais la dialectique qui y est ensuite développée, à travers ses symboles et sa finalité, l’inscrit forcément dans un cadre utopique (quelle dystopie se terminerait jamais par la reprise de la croissance et la paix sur Terre ?).

À cette époque d’alors où les plus grandes puissances étaient plongées dans le désarroi et où nul ne se doutait des événements qui interviendraient dans les années à venir, le dictateur bienfaisant paraissait s’imposer, même au plus fervent capitaliste, comme une alternative incontournable au parlementarisme inefficace. À notre époque actuelle, pourtant, ce film de fiction ultra-politique et le livre dont il fut tiré sont tombés dans l’oubli absolu. Peut-être serait-il bon de les en sortir ?


Sources :

Alter, Jonathan. The Defining Moment: FDR’s Hundred Days and the Triumph of Hope. New York: Simon and Schuster, 2007.

McConnell, Robert L. The Genesis and Ideology of Gabriel over the White House. Cinema Journal, Vol. 15, No. 2, American Film History. (printemps 1976), pp. 7-26.

McElvaine, Robert S. The Great Depression: America 1929-1941. Time Books, 1993.

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