network-poster« Je n’ai pas besoin de vous dire que ça va mal, tout le monde sait que ça va mal. La crise est partout. On voit partout le chômage, l’angoisse de se retrouver sans emploi. Le dollar fait une chute verticale, les banques connaissent la faillite, le petit commerce cache une arme derrière son comptoir. Partout, on voit les voyous déferler dans les rues et personne nulle part ne sait quoi faire : on est désemparé. On sait maintenant que l’air qu’on respire est pollué, que notre nourriture est empoisonnée. Nous contemplons notre télévision pendant qu’un speaker nous annonce tranquillement qu’aujourd’hui il y a eu 15 meurtres et homicides et 63 agressions de femmes, comme si c’était absolument normal. Nous savons que ça va mal, pire que mal ! Ça se déglingue ! Nous savons bien que tout, partout, se déglingue alors forcément, on ne va plus dehors. On reste chez soi et, en silence, le monde où nous vivons se rapetisse. Tout ce qu’on sait dire, c’est ‘‘Pitié qu’on nous laisse tranquilles dans notre living-room. Épargnez mon toaster et ma télé, mes pneus increvables et mes carcasses radiales. Je ne dirai rien, mais qu’on me laisse tranquille.’’ Et bien moi, je ne vous laisserai pas tranquilles. Je veux que vous en ayez marre ! Je n’exigerai pas de manif’, pas d’émeutes. […] Tout ce que je sais, c’est qu’il faut que vous en ayez marre ! Je veux que vous disiez : ‘‘Je suis un être humain, bon Dieu de merde ! Ma vie à moi a de la valeur.’’ Alors… je veux que vous vous leviez tous. […] Je veux que vous vous leviez tout de suite, que vous alliez à la fenêtre. Ouvrez-la, sortez votre tête et hurlez : ‘‘Je suis fou de rage ! Je commence à en avoir ras le bol !’’ »


Un discours de Donald Trump ? Il s’agit en fait d’un monologue tiré du film Network, main basse sur la télévision de Sidney Lumet, sorti en 1976. Le synopsis pourrait se résumer ainsi : Howard Beale, un présentateur de télévision ne vivant plus que pour son travail, apprend qu’il sera licencié sous deux semaines car son programme ne réunit plus assez d’audimat. Écœuré par la nouvelle, il annonce en direct qu’il se donnera la mort dans son émission du lendemain. Observant que sa promesse excite les téléspectateurs, les cadres de la chaîne lui donnent finalement carte blanche pour continuer son émission à condition qu’il brasse des discours populistes à tour de bras. Il délivre la tirade ci-dessus, et devient un phénomène télévisé incontournable, bien que toujours fermement contrôlé par ses supérieurs opérant dans l’ombre.

Quarante années se sont écoulées depuis la sortie de Network, et si les États-Unis se sont plus ou moins remis du scandale du Watergate, d’une dépression ou de la défaite du Vietnam, leurs vieux démons sont revenus d’entre les morts pour s’emparer de leur sacro-sainte institution télévisuelle à travers le plus grand événement de télé-réalité jamais déployé sur leurs ondes : la campagne présidentielle de 2016. Après trois débats et surtout près d’un an d’actualités passé à déterrer tous les potins et tous les dossiers pourris possibles sur chaque candidat s’impose inéluctablement l’impression que toute cette mascarade aux retournements hebdomadaires découle d’un audacieux script pensé par les puissants entertainers du dieu télévisé.

C’est cette idée de script qui motive l’intrigue de Network : Diana Christensen, une jeune cadre ambitieuse, ne pense qu’en ces termes. Sa vie (notamment sa romance avec Max Schumacher, ancien programmateur évincé car trop humain) doit être scriptée au même titre que les émissions qu’elle programme. Peu de place pour le hasard et surtout aucune place pour l’ennui : l’audience (elle dans un cas, les spectateurs dans un autre) ne peuvent pas s’ennuyer ; la différence étant qu’elle se réserve le droit à la réflexion et lègue volontiers les sentiments interchangeables à ceux qui se trouvent de l’autre côté de l’écran. Incarnation du médium télévisuel, elle ne peut s’empêcher de parler de ses taux d’audimat en se promenant sur la plage, en allant au restaurant et en faisant l’amour. Surtout, elle ne voit plus que les résultats : si montrer des bouteilles de bière et montrer un cadavre mène au même point, alors à effet similaire, émotions égales et traitement identique. Son raisonnement tient toujours : les électeurs (qui sont pour la plupart des téléspectateurs également), lorsqu’observés dans leur ensemble, peuvent aussi bien s’offusquer de discussions portant sur le vagin que d’enquêtes fédérales. Les humains transformés en « humanoïdes » à travers l’avilissement des médias tant discutés par les personnages de Network consomment indifféremment les sujets qui sont jugés dignes de traitement par les forces alors en place.

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Howard Beale délivrant son message messianinque

L’essayiste canadien Marshall McLuhan avait, dans son texte Pour comprendre les médias, parfaitement cerné la méthodologie employée par les supports visuels pour altérer la perception et la réception des informations. Par sa rapidité, sa fréquence incessante de répétition et sa superficialité, le téléjournal apporte moins de contenus qu’il ne conditionne le spectateur à les recevoir d’une certaine manière. « Le message, c’est le médium », et dans Network, ce médium transforme les irruptions rebelles, presque révolutionnaires, d’Howard Beale en divertissement inoffensif. Incapables de recevoir le message dans toute sa puissance substantielle, les spectateurs écoutent passivement leur nouveau prophète leur décrire le désespoir de leur situation. Il leur crie, leur supplie d’éteindre la télévision immédiatement, leur révélant qu’elle ne leur raconte plus que des conneries à longueur de journée et pourtant, ils l’allument de plus en plus nombreux. Ce que veut la télévision, c’est qu’on la regarde. Tout ce que veulent les réseaux sociaux, c’est qu’on déroule inlassablement le fil d’actualités. Tant qu’on nous laisse tranquilles dans notre salon, devant la télé, l’ordinateur, la tablette ou le smartphone, on n’ira emmerder personne. On regardera toutes les émissions appelant à la rébellion, on ira lire tous les sites dissidents qu’on voudra, mais on ne fera rien tant que le grille-pain fonctionnera.

Cette soumission au divertissement offert par la télévision s’est désormais transformée en esclavage à la télé-réalité, omniprésente dans tous les types de programmes, qu’il s’agisse des concours de chants, des émissions de cuisine ou même (surtout) des journaux télévisés. Ainsi, la chaîne fictive ici dépeinte instrumentalise des images d’un braquage tournées par les voleurs eux-mêmes, des membres d’un groupuscule communiste se disant acteur de la révolution, qui sera finalement absorbé par un système capable de s’adapter à toute mouvance, du moment que ses objectifs à court terme sont satisfaits. Même les révolutionnaires ne voient pas plus loin que le bout de leur nez. Il n’y a plus de projection civilisationnelle, seulement le désir d’assouvir ses besoins immédiats, immédiatement.

L’apothéose du spectacle intervient lorsque les deux branches de la rébellion idéologiquement asservie se croisent : Beale, écrasé par ses maîtres, ne parvient plus à faire l’audimat souhaité. Frappés par une révélation géniale, les cadres décident donc de le faire assassiner en direct par le chef du mouvement de libération d’extrême-gauche ! D’une pierre, trois coups : plus d’obstacle à l’annulation du programme, plus de dissident potentiellement imprévisible et un retournement de situation digne des meilleurs scripts feuilletonnants.

Habitué aux films dont le héros agit à l’encontre d’un ordre établi pour imposer son propre ordre moral, Sidney Lumet emprunte cette fois le chemin de la fatalité et réalise une œuvre sans aucune nuance mais à la puissance prophétique intacte. Long-métrage exemplaire du Nouvel Hollywood, Network plonge le spectateur dans un environnement crédible, étouffant, anxiogène. Les quatre murs enferment les personnages qui ne vivent quasiment que dans leur tour d’argent et leur maison de banlieue aisée. C’est un univers à la fois factice et tangible, où l’illusion du décor et des relations règne en maître.

Cette illusion se retrouve dans la stratégie motivant l’emploi de Beale comme prophète impuissant : « Il articule la rage du peuple » argue l’arriviste Diana Christensen. Il est en mesure de les galvaniser et de leur donner l’illusion du pouvoir. Il est capable de leur donner l’impression que leur frustration a enfin trouvée une voix sachant crier fort ; un sentiment partagé par nombre d’Américains à la veille de l’élection de 2016.

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Max Schumacher, le dernier homme décent, sera évincé

Il semble que l’ascension de Trump sur l’échelle de la notoriété médiatique ait encouragé quelques comparaisons avec les discours populistes d’Howard Beale, ce qui est tout à fait recevable. Mais personne n’a semblé vouloir aller jusqu’au bout du parallèle avec l’actualité et reconnaître la présence de son adversaire dans un autre personnage : celui de l’incarnation du corporatisme extrême. Explications rapides : Beale, lancé dans son élan et encouragé par son peu d’indépendance, décide de s’en prendre à un énorme poisson en direct. Il explique aux spectateurs qu’une entité mystérieuse a proposé d’acheter le conglomérat dont la chaîne pour laquelle il travaille fait partie. Ladite entité se spécialise en fait dans les acquisitions effectuées au nom de clients étrangers. En l’occurrence, les Saoudiens sont intéressés par le rachat du groupe. Il avance que l’argent arabe a déjà dérobé trop de capital au peuple américain pour accepter que la transaction ait lieu, et demande à tous ceux qui le regardent d’inonder la Maison Blanche de télégrammes pour empêcher sa conclusion. Contre toute attente, il réussit : les gens répondent à l’appel et le marché capote, du moins pour l’instant. Il est alors amené à rencontrer le Président du conglomérat souhaitant se faire racheter : Arthur Jensen. Ce dernier est l’homme d’affaires ultime, celui qui s’est érigé au-dessus de tous les autres et a saisi la véritable nature de l’univers. Il invite Beale à s’asseoir dans une salle de conférence, une immense pièce qu’il surnomme « Valhalla ». Impossible de revenir sur ce film sans s’arrêter sur son monologue le plus effrayant.

Souffrons ensemble les lignes indélébiles de cette tirade malgré sa présence en vidéo (à voir et à revoir sans faute) :

« Vous vous êtes immiscé dans les forces fondamentales de la nature, Monsieur Beale. […] Vous croyez avoir fait capoter une opération financière ? Il n’est en rien ! Les Arabes ont sorti des milliards de dollars de notre pays et il faut maintenant qu’ils les rapatrient. C’est le flux et le reflux, l’énergie marémotrice, c’est l’écologie, la pyramide. Vous êtes un dinosaure qui pense en termes de nations et de peuples. Il n’y a pas de nations. Il n’y a pas de peuples. Il n’y a pas de Russes. Il n’y a pas d’Arabes. Il n’y a pas de tiers-monde. Il n’y a pas d’Occident. Il n’y a qu’un seul, unique, sacro-saint système de systèmes ; une vaste et immanente série d’interactions et d’entrelacs à multivariations multinationales. La domination par le dollar ! Pétrodollars, électro-dollars, multi-dollars, reichsmarks, rands, roubles… l’argent ! À l’échelon international, c’est le système de la devise qui détermine et régit l’influx de vie sur cette planète. Voilà ce qu’est l’ordre des choses aujourd’hui. Et c’est ça, la structure atomique et subatomique, la constitution cosmique des forces d’aujourd’hui.  Et vous avez modifié les forces fondamentales de la nature. Et vous allez expier ! […] Il n’y a pas d’Amérique ; il n’y a pas de démocratie. Il y a seulement IBM et ITT, et AT&T, et Dupont, Dow, Union Carbide et Exxon. Ce sont les nations du monde d’aujourd’hui. De quoi croyez-vous que parlent les Russes en Conseil d’État ? De Karl Marx ? Ils alignent les graphiques de programmation, leurs décisions statistiques, leurs mini-maxi fourchettes, leur rentabilité par probabilité, leur calcul de rapport d’investissement… Ils font comme nous. Nous ne vivons plus dans un monde de nations et d’idéologie, Monsieur Beale. Le monde est un saint collège de corporations, inexorablement déterminé par les immuables cases des affaires. Le monde est une affaire. Il l’est depuis que l’homme a rampé hors du limon originel. Et nos petits enfants vont vivre, Monsieur Beale, vivre et voir ce monde parfait où il n’y aura ni guerre, ni famine, oppression ou brutalité. Ce sera un vaste holding œcuménique où chaque homme travaillera au service du profit commun. Un monde nouveau où chacun détiendra sa part d’actions. Tous les besoins seront pourvus ; toutes les anxiétés tranquillisées, et le mal de vivre effacé. »

Il s’agit là d’un monologue pensé comme une exagération extrême du capitalisme par son auteur Paddy Chayesky. Et même si ce dernier aimait prendre toutes les positions idéologiques par simple plaisir du sport intellectuel, il ne s’imaginait certainement pas écrire ici, en des termes théologiques et cosmologiques, une description parfaitement exacte de l’objectif de la mondialisation au XXIe siècle : la disparition des nations, des peuples et de leurs spécificités au profit de la mise en place d’un immense marché global que plus rien ne pourra freiner, rendu possible par la création d’une masse humanoïde totalement homogène, sans aspiration autre que le profit. La démocratie doit céder le pas au corporatisme planétaire. La voix du peuple à celle de l’argent. C’est un monde « parfait » (dont certains se réjouissent ouvertement de l’avènement) qui est donné comme la dystopie terminale, celle qui fait rimer l’absence de guerre et de famine à l’extinction des désirs humains. Carl Neville identifie habilement, dans son ouvrage No More Heroes? Steroids, Cocaine, Finance and Film in the 70s, la nature profonde dudit système :

« Dans la vision de Jensen, le capitalisme bat le communisme à son propre jeu : son nouveau modèle de propriété, qui transforme les travailleurs d’aujourd’hui en actionnaires de demain, est synonyme de capitalisme communiste, de démocratie actionnariale dans laquelle tous les êtres votent en permanence à travers l’utilisation qu’ils font de leurs dollars, et qui leur permettent de modeler les institutions à travers le processus démocratique, implicite et continuel, associé au marché. »

Jensen, dans son Valhalla, dévoile sa cosmologie économique à Beale
Jensen, dans son Valhalla personnel, dévoile sa cosmologie économique à Beale

Ces notions désignaient évidemment, dans Network, une dystopie cauchemardesque, une caricature grotesque du néolibéralisme. Le dieu Jensen, filmé dans la pénombre, se tient au bout de la table comme une figure mythique, augmenté d’une contre-plongée qui soumet la scène à sa présence. Il s’agit pourtant aujourd’hui, pour Hillary Clinton et son parti, d’un but à atteindre. L’intensification des échanges et des flux (de monnaie, de capitaux, mais aussi de gens), l’effacement progressif des frontières dures, l’alliance sans réserve à Wall Street et aux corporations ; tout cela forme le système à créer sur le long terme. Et paradoxalement, c’est de ce même système qu’est sorti Donald Trump, lui qui s’est si longtemps servi de ces nouvelles lois cosmiques et affirme désormais les renier au nom d’un retour vers des valeurs économiques traditionnelles.

Aujourd’hui, ce ne sont donc plus 12 hommes qui sont en colère, ce sont tous les Américains. Les clintoniens, qui aspirent à une société qu’ils envisagent égalitaire et mondialisante, mais qui tendent malgré eux à donner vie au cauchemar dystopique de la civilisation post-globalisation dépeinte dans Network – une civilisation homogène dans son apathie, dans sa soumission à l’argent ; et les trumpistes, qui aspirent à un retour à des valeurs en voie de disparition, mais qui tendent malgré eux à légitimer ce qui s’annonce être le plus grand one-man-show jamais conçu par le dieu télévisuel américain. Et ceux pris entre deux feux, ceux qui ne veulent ni de la grande gueule ni du statu quo, se demandent aujourd’hui comment deux personnalités pareilles ont pu finir en tête de la course à la Maison Blanche. Résultat de décennies passées à élire des élites (l’assonance n’est pas hasardeuse) oligarchiques et à accorder du succès à une réalité télévisuelle créée de toute pièce, qui fabrique des héros à l’héroïsme pré-orienté et tout relatif. Certes, l’avenir donnera peut-être tort aux pessimistes. Mais il n’a, pour l’instant, pas donné tort à la vision irréversible et inexpiable de Network. À en croire celle-ci, il serait déjà trop tard pour la révolution…


NETWORK, MAIN BASSE SUR LA TÉLÉVISION
Réalisé par Sidney Lumet
Avec Faye Dunaway, William Holden, Peter Finch
Sorti en 1976

*Sources :
McLuhan, Marshall. Pour comprendre les medias. Seuil (1997).
Neville, Carl. No More Heroes? Steroids, Cocaine, Finance and Film in the 70s. Zero Books (2015).

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