Alors qu’il explique à la camera ses méthodes de travail, Basil Poledouris partage, au beau milieu du documentaire His Life and Music qui lui est consacré, une anecdote révélatrice : John Milius, avec lui dans son studio pendant la production de Red Dawn, l’écoutait jouer du piano tout en regardant une image accrochée au mur juste derrière le musicien. Cette image, c’était celle de la roue de la souffrance tirée de Conan The Barbarian. Le réalisateur se serait alors exclamé : « J’ai compris ! J’ai compris. C’est la roue de la souffrance. Ce que tu fais avec ton piano, c’est exactement la même chose que ce que fait Conan avec la roue : tu te découvres toi-même. »


John Milius ne croyait pas si bien dire. Le travail effectué par Basil Poledouris sur Conan The Barbarian aura permis au compositeur de graver son nom dans la roche. Même les détracteurs du film lui-même s’accordent à dire que la musique fait partie des plus réussies jamais écrites pour le cinéma. Au-delà de sa virtuosité lorsqu’écoutée indépendamment, celle-ci constitue avant tout un tour de force inégalé dans son rapport aux images créées par le réalisateur. Plus que dans nombre de films, la musique de Conan revêt une importance narrative incontournable.

Dans son livre Unheard Melodies: Narrative Film Music, Claudia Gorbman rappelait à juste titre que la présence de musique au cinéma s’expliquait par « des antécédents historiques. On sait que la musique accompagne les représentations dramatiques depuis la création du théâtre grec, et sans doute avant cela, sous forme rituelle. » Ce lien avec le rapport originel à la musique narrative se retrouve dans l’œuvre de Milius, de façon bien plus appuyée que dans la plupart des films, comme le confirme Poledouris dans le documentaire précité : « [Milius] voulait que la musique donne l’impression que le film était un rituel en préparation depuis 10 000 ans. »

La présence d’un score en début de film permettant d’abaisser le seuil d’incrédulité du spectateur, Poledouris s’en sert donc pour invoquer l’idée de rituel millénaire. Il est ainsi logique que le générique d’ouverture soit constitué de percussions tribales, primitives, qui annoncent la période dans laquelle va se dérouler l’histoire. Après quelques secondes, ce qui nous était fortement suggéré par les sons nous est confirmé par la voix du narrateur. Son monologue introductif terminé, le score commence réellement avec Anvil of Crom, thème polyphonique à la fois simple et symphonique, qui fait retentir ses puissants cors d’harmonie et ses timbales sur des images de la forge d’une épée (un renvoi mythologique direct au récit des Nibelungen). Le début, renvoyant à Crom, est syncopé, primal, triomphant, alors que son évolution vers le thème de Conan (au milieu du morceau) est plus noble et mélodique. Poledouris lui-même le décrit comme « un mélange de danse grecque et de marche militaire », traduisant l’idée que Conan devra être perçu comme « un prédateur qui rôde ». Ainsi, le générique de début raconte déjà quelque chose en construisant l’univers du film, principalement à travers sa musique. Les images, secondaires, viennent seulement confirmer la dimension mythique de la diégèse que le spectateur peut entendre.

S’en suit Riddle of Steel, soit le thème principal de Conan qui découvre alors Crom, divinité hyborienne introduite avec le récit de son père. Dans cette scène, ce dernier transmet à son fils les notions élémentaires du monde qui l’entoure à travers une passation de savoir traditionnelle. Le paysage visuel (les montagnes immaculées, désertes) et sonore (vents et cordes discutant en harmonie) est serein, parfaitement adapté à la narration d’histoires légendaires. Conan apprend alors ce qu’il doit connaître sur le système païen gouverné par Crom, ainsi que sur le rapport de l’homme à l’acier et au monde. La musique devient ici plus mélodique car les contours de la diégèse ont été compris par le personnage comme par le public, et celle-ci gagne désormais en chair, en détails ; bref, elle s’enrichit. Dans une interview accordée au site UnderScores en 2006, le compositeur expliquait :

« Fondamentalement, ce que j’ai tenté de faire avec les harmonies a été de débuter avec des harmonies très clairsemées, très ouvertes, à la construction primitive, pour conférer une impression, pas vraiment de sauvagerie, mais d’une histoire ancienne, d’une préhistoire. Et alors que Conan voyage, probablement des steppes de Russie, où sa tribu vivait, vers la Méditerranée et l’antre de Thulsa Doom, les harmonies s’enrichissent de plus en plus. […] Pendant les sessions d’enregistrement du score, à chaque fois que nous arrivions à un passage qu’il n’aimait pas, Milius formait une croix avec ses bras : “Trop chrétien, il faut que ce soit plus païen !”. Il savait, il entendait, il avait véritablement une vision, qu’il fallait plus de sauvagerie. “Trop chrétien !”. C’est dans cette direction que le score se développa. »

La partition de Riddle of Steel est matricielle. Elle contient en germe les excroissances à venir, qu’il s’agisse de la mélodie qui se transformera en thème héroïque ou du signal romantique associé à Valeria. Elle est suivie par Riders of Doom, morceau aux airs très orffiens, qui promet l’arrivée imminente d’un événement cataclysmique car bouleversant l’ordre installé jusque-là. La piste sert d’introduction aux chants grégoriens (les « Dies iræ »), qui modifient complètement l’identité musicale de l’univers et servent de thème à l’antagoniste Thulsa Doom. Ces chœurs apocalyptiques en latin sont associés à un montage alterné entre scènes banales d’une société pacifique (artisans au travail, jeune Conan dans la forêt) à la chevauchée sauvage d’envahisseurs guerroyants. Il s’agit là d’une mise en parallèle d’images dynamiques et statiques qui rappelle inévitablement l’incontournable scène de bataille entre Russes et Allemands dans le film Alexander Nevsky de Sergeï Eisenstein. Ce n’est pas un hasard si Poledouris cite explicitement cette œuvre pour UnderScores :

« Dans Conan, il y a beaucoup d’hommages musicaux à Sergeï Prokofiev. L’intention n’était pas de copier ou d’imiter, mais plutôt de donner la même dimension opératique que celle d’Alexander Nevsky. Manifestement, il n’y a pas beaucoup de dialogues dans le film, il fallait donc que la musique raconte l’histoire. »

Riders of Doom s’impose par conséquent comme un descendant du morceau Battle on the Ice de Prokofiev. Dans celui-ci, les chœurs religieux sont augmentés d’une marche militaire appelant à l’affrontement imminent, et écrasent par leur puissance tous les autres sons, dialogues compris. Il s’agit d’une belle synthèse de la théorie du montage vertical d’Eisenstein, superbement ravivée par les images de Milius et la musique de Poledouris dans Conan. Cette résurrection musicale est accompagnée d’une identité visuelle similaire chez les guerriers de Thulsa Doom et les Allemands belliqueux du film russe (cavaliers équipés d’armes menaçantes et casques à cornes énormes et intimidants). Loin de se contenter d’imiter, le tandem américain introduit cependant des différences majeures. La première tient du fait que la noblesse des chevaliers d’Eisenstein est supplantée par une frénésie brutale et primitive. La seconde découle de celle-ci : alors que la musique s’arrêtait lorsque commençait vraiment la mêlée dans Alexander Nevsky, elle continue dans Conan. En effet, dans le premier cas, les Russes se défendaient et l’affrontement visuel prenait ensuite le pas sur la démonstration opératique. Or Milius prolonge ici le raz-de-marée musical déferlant sur le village car ses habitants n’opposent aucune résistance notable. C’est la victoire inconditionnelle de l’action sur l’inaction, de la tragédie sur la tranquillité, du barbare sur le civilisé, du processus de création des légendes sur l’endormissement sociétal venant avec la paix. La musique de Prokofiev cessait car les deux armées se valaient en puissance. L’opéra articulant la grande bataille se taisait pour montrer la légende (déjà existante et bien connue), alors que chez Poledouris, l’opéra continue car il commence seulement à conter cette légende.

Gift of Fury amplifie les chants grégoriens pour introduire les antagonistes, dont Rexor (cuivres chauds, orphéons graves) puis Thulsa Doom lui-même (sans chœurs, plus plaintif, élégiaque car le morceau est aussi associé à la mort de la mère de Conan). Ces chants intègrent toutefois toujours le thème cromien en germe, parfaite combinaison de la dimension religieuse à laquelle appelle la secte de Doom (seul personnage associé à un univers musical aux accents chrétiens) et de l’émergence de la raison d’être du héros. Le morceau se termine sur l’expression de la mise en esclavage du protagoniste et de son exode forcée loin de ses terres. La partition est alors ponctuée de percées stridentes s’aventurant aux limites de l’euphonie, et débouche sans surprise sur une apparition à deux niveaux (visuelle et musicale) de la roue de la souffrance, qui alterne rythmique cyclique et sons aigus métalliques, annonçant ainsi l’épreuve qui attend Conan.

Par la suite, le morceau Wheel of Pain raconte là encore sa propre histoire, traduisant l’ellipse temporelle de nombreuses années par plusieurs changements soudain d’octave dans la mélodie, toujours sur un fond métronomique de marche grave et forcée, exprimant le labeur incessant du héros. Le thème du personnage retentit finalement, quant à lui, au terme du saut temporel. Il s’agit d’un passage remarquablement solennel qui, alors que nombre de réalisateurs et compositeurs auraient opté pour son omission (comme c’est par exemple le cas dans l’horrible version de Marcus Nispel), s’avère être une opportunité en or pour Poledouris d’interpréter la cyclicité des mythes et l’importance de la douleur dans le processus formatif des êtres humains. Son accompagnement d’arrière-plan en cuivres et percussions renvoie d’ailleurs directement aux douloureuses galères de Ben-Hur.

Vient alors la première accalmie. Voilà plus de 17 minutes que le film a commencé lorsque se fait entendre pour la première fois un silence durant plusieurs secondes, et que les dialogues prennent le pas sur l’environnement sonore de l’œuvre (tout du moins musical, les sources de bruit diégétiques demeurant multiples). Il est toutefois intéressant de noter que cette courte pause musicale ne donne lieu à aucun échange verbal significatif, étant donné que les seuls mots prononcés sont un ordre bref commandant à Conan de s’assoir, suivi d’un brouhaha indistinct dans l’arène des gladiateurs. Peut-être vaut-il donc mieux accorder de l’importance à ce court silence qu’à ce qui le remplace : le spectateur vient de terminer son entrée dans l’âge hyborien et a assimilé un condensé intense des années formatives du protagoniste. L’interruption vient donc signaler au public que le premier acte introductif a pris fin.

Le score reprend en fanfare avec le morceau Gladiator (ou Pit Fights, dans la version d’Intrada[1]), une composition articulée autour de cuivres souvent entendus dans les films de chevalerie médiévale, et dont la fonction est double : d’abord, il s’agit du premier combat de Conan, encore maladroit, inélégant, disgracieux, ce qui explique cette cadence saccadée. L’orchestration n’apparaît qu’à la fin de ce premier duel, et la mélodie hésitante se fluidifie en même temps que les compétences martiales du protagoniste évoluent. Ensuite, Milius détourne ici les codes musicaux associés à l’héroïsme chevaleresque pour recadrer cette notion dans une barbarie primale, où l’exultation des hauts faits d’arme ne dépasse pas la sauvagerie instinctive des combats de gladiateurs.

Il convient de rappeler qu’à ce moment du film, Conan n’a pas encore manifesté de personnalité propre. Tout ce qu’il est devenu découle des supplices imposés par Thulsa Doom, puis par ses géôliers. Cela explique notamment l’absence totale de son thème dans ce passage, alors qu’un tandem réalisateur/compositeur moins au fait des mécanismes narratifs aurait profité de cette effusion de violence pour faire retentir le thème du héros. La musique s’interrompt ensuite pour laisser place à une narration utile (quoi que quelque peu redondante étant donnée l’efficacité des images), et reprend avec le court morceau What Is Best In Life (The Discipline of Steel/Freedom Council chez Intrada), qui esquisse enfin le thème en question, ne lui donnant pas totalement chair, mais annonçant son émergence prochaine (le caractère du personnage se solidifiant au gré de sa formation de combattant, de son apprentissage intellectuel, et de son épanouissement sexuel).

Conscient de l’importance des effets sonores autant que de celle du score, Milius entame l’épisode incontournable de la découverte de l’épée avec le bruit du vent, des chaines, des loups, des gémissements et du crépitement du feu. Un ensemble de sons primordiaux introduisant la piste Atlantean Sword, vibrante plongée du héros dans le passé reculé d’Atlantis. La lumière de la torche vient illuminer les gravures et les reliques alors que la composition de Poledouris prend des airs de conte mythologique, puis s’envole dans un crescendo glorieux s’inspirant des mélodies développées par Ralph Vaughan William dans sa composition Fantaisie sur un thème de Thomas Tallis. La scène est forte, iconique, parce qu’elle ravive dans l’esprit du héros le souvenir de Crom que son père lui avait transmis, comme si Conan était capable, au même titre que le spectateur, d’entendre à nouveau le thème païen qui avait ouvert le film. Le personnage n’entend évidemment pas la musique, qui demeure extra-diégétique, mais son association aux images crée l’illusion que cette réminiscence doit autant à l’artefact légendaire qu’à son expression musicale. Pour citer le chercheur Giorgo Biancorosso :

« Il est désormais communément accepté que la musique constituait une composante nécessaire de nombreux rituels anciens, qu’ils fussent sacrés, séculiers, publics ou privés. […] La musique […] aidait ainsi les individus à raviver des souvenirs ancestraux qui leur permettaient, par exemple, de renforcer leur appartenance à une communauté, de ressentir le pouvoir des dieux ou de pénétrer librement dans un monde fantastique. »
Beginning Credits and Beyond: Music and the Cinematic Imagination

Si cela demeure applicable aux films en général, ça l’est encore plus spécifiquement aux péplums et à l’heroic fantasy. Cette scène en est la parfaite illustration, puisque la musique, dont la nature extra-diégétique tend à s’oublier en raison de son impact direct sur le récit, permet au héros de « raviver des souvenirs ancestraux » et de « ressentir le pouvoir » de Crom.

Passé un intervalle tribal ritualiste et ésotérique (The Witch), Conan fait la rencontre de son compagnon Subotai. Alors que les deux hommes discutent de leurs dieux respectifs et voyagent jusqu’à la ville la plus proche, la suite en cor anglais et clarinette Theology/Civilization, composée en triolets (par opposition à la rythmique binaire utilisée par ailleurs) développe une mélodie enjouée, progressivement plus dansante et festive. Les deux morceaux s’opposent cependant en tout. En effet, si The Witch est l’expression du danger primordial et inhumain du monde (sorcellerie, bestialité sexuelle, prophétie), alors Theology/Civilization (qui sert de thème récurrent à Subotai, puisqu’il reviendra brièvement à la fin du morceau The Tree of Woe) consacre la fraternité et la quête d’aventure. Cela n’est toutefois pas sans revers, car il est également intéressant de noter que Civilization est le premier passage musical évacuant toute considération solennelle ou noble au profit d’une frivolité et d’un plaisir immédiat, comme si la civilisation était antonyme à la survie de toute dimension purement héroïque, glorieuse et digne (interprétation habilement développée par M. Bobine). Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le court morceau suivant, I Am Evil!/Hitting the Camel (ou Street of Deviants), durant lequel Conan, ivre d’alcool et de distractions, traite une mendiante de trainée et frappe sans raison un chameau, dilue discrètement le thème du héros jusqu’à le rendre inaudible et le recouvrir du crépitement des flammes, signalant que Conan court alors le risque de perdre de vue à la fois sa quête et sa raison d’être.

Retour sur le droit chemin avec le morceau Meeting Valeria/Stealing the Eye (ou Hopefuls At The Tower of Set), qui marque la rencontre fatidique entre les deux guerriers. Il est alors intéressant, même si peu étonnant, de remarquer que cette scène charnière entre deux étapes de la vie du protagoniste est avare en accompagnements musicaux, seuls des bois graves et distants se faisant entendre parmi les bruits intra-diégétiques difficilement identifiables. Ces bois ouvrent progressivement la porte à une mélodie folklorique jouée sur des instruments traditionnels qui donnent une saveur exotique aux sonorités, augmentés de chœurs très discrets (on retrouve aujourd’hui des sons forts similaires dans certains morceaux du groupe Wardruna). Celles-ci marquent non seulement l’altérité régnant dans la tour de Set, mais fonctionnent surtout comme un accompagnement à la procession du culte du serpent. Le fait que le duel entre Conan et l’immense serpent gardant le trésor se joue en montage alterné sur la même musique signale que les deux événements ont une teneur ritualiste identique : le sacrifice religieux de la jeune femme et l’occision du monstre relèvent de la même logique initiatique et codifiée. La cyclicité envoûtante du score appelle donc directement le montage à mettre les deux scènes en parallèle et leur octroie leur valeur symbolique.

Escape from the Tower of Set est une variation fanfaronnante sur la gamme du thème de Conan, qui surgit lorsque les trois compagnons s’échappent de la tour avec leur butin. S’ensuit l’immense thème romantique Wifeing (d’abord au hautbois seul, puis augmenté de cordes), qui commence par un solo d’instruments à bois, reprend ensuite partiellement le thème de Conan lui-même en contrepoint, puis renvoie à Riddle of Steel en faisant très fortement écho à un appel quasiment identique utilisé par Miklós Rózsa dans Quo Vadis (comparer ici et ). C’est un point essentiel car le score de Rózsa pour Quo Vadis a largement contribué à cimenter les topoï musicaux du film antique et est devenu « le son archétypal de l’antiquité au cinéma pour le public américain d’après-guerre », comme l’explique Stephen C. Meyer dans son livre Epic Sound: Music in Postwar Hollywood Biblical Films. Mélancolique, le thème présage des morceaux à venir qui développeront cette dimension. La courte composition de taverne festive Wealth Can Be Wonderful reprend la gamme de Civilization avec d’autres instruments. Ce nouvel épisode de félicité se conclut à nouveau par une mise garde, puisque Conan s’évanouit la tête la première dans son ragoût, ivre. La seconde moitié du morceau, King Osric, se compose uniquement de guitare acoustique (ou est-ce une cithare ?), et joue un simple rôle d’accompagnement de cour royale moribonde à la tirade du vieux souverain, qui charge le groupe de retrouver sa fille séduite par le culte du serpent.

Cela donne lieu à l’un des plus beaux morceaux du score, à savoir The Leaving/The Search. La première moitié, plaintive, augmente la dimension mélancolique du thème Wifeing tout en s’inscrivant comme une extension organique de la piste Atlantean Sword (les deux pourraient sans mal être jouées à la suite). Une tension similaire réside en leur cœur, Conan devant ici choisir de rester avec Valeria et de vivre heureux ou de répondre à l’appel de l’aventure en partant (comme il répondait à l’appel de la force ancestrale lors de sa découverte de l’épée). Dès lors que l’image transitionne vers un montage de Conan arpentant les plaines et les vallées à la recherche du culte, l’orchestre s’envole, se cherche, jusqu’à déboucher sur une interprétation toute puissante de la gamme thématique du protagoniste pour louer les grandes étendues, la quête ultime… l’explosion musicale héroïque. Claudia Gorbman, évoquant une scène à la construction similaire (plans larges de chevauchée, paysages immenses, absence de dialogues, musique écrasante), expliquait :

« Dans Forty Guns de Sam Fuller (1957), une voix d’homme chantonne She’s a High Ridin’ Woman With a Whip sur des plans de Barbara Stanwyck chevauchant les grands paysages en tête de son cortège de mercenaires. Si cette pièce musicale ne participe pas activement à l’action, elle remplit un rôle similaire aux chœurs grecs, commentant sur un récit temporairement statufié en spectacle. »

Conan The Barbarian est un film presque entièrement taillé en statue spectaculaire, enchaînant les scènes et les plans démesurés tout en laissant la musique de Basil Poledouris définir et articuler les grandes étapes du récit. S’installe ensuite un nouveau silence, assez long cette fois, qui donne de façon inattendue et exceptionnelle la part belle à la voix et aux images : l’enchanteur narre ainsi à Conan des légendes, puis ce dernier trouve et infiltre le culte du serpent (la narration visuelle et orale étant fortes, une musique envahissante aurait été redondante). Mountain of Power Procession, une entraînante marche militaire renforcée par des cuivres et des vents tout en puissance, intervient juste avant que le héros soit capturé et vaincu par Thulsa Doom et ses serviteurs. Le caractère militaire du morceau évoque efficacement la servitude absolue des individus à Doom, tandis que l’orchestre donne de l’ampleur au culte et à ses rituels. On y perçoit une variation sur le thème du serpent utilisé lors du vol de l’œil, ainsi que l’annonce habile de celui qui sera associé à l’orgie à venir. La capture elle-même est accompagnée du bref Children of Doom (tout simplement appelé Capture dans la version Intrada), inquiétant, serpentin, qui dilue le thème de Conan pour signifier sa défaite.

L’envoûtant The Tree of Woe accompagne par la suite la crucifixion de Conan, tourmenté par les vautours. Le score adopte alors une approche plus dissonante, combinant entre autres cuivres distordus et carillons pour signifier son délitement. Une reprise (à la harpe, puis plein orchestre) de Civilization retentit lorsqu’arrive Subotai pour secourir son ami. S’en suivent plusieurs minutes de gémissements, de vents infernaux et de hurlements éthérés accompagnant l’agonie du héros et le combat de Valeria contre les esprits fantomatiques qui tentent de s’emparer de lui. L’alliance de ces multiples bruits crée une toile sonore envahissante et oppressante, dont l’effet rappelle celui de la partition au biwa fragmentée entendue dans Kwaidan (film visuellement salué par l’inscription de symboles japonais partout sur le visage de Conan). Recovery, pièce maîtresse de la symphonie en termes symboliques, développe lentement le thème principal de Conan en crescendo et articule toutes ses excroissances (entendues par exemple dans Anvil of Crom, Riddle of Steel, Wifeing, The Search) pour former son expression la plus poignante jusqu’alors. Il s’agit, bien entendu, du morceau de la régénération physique et morale du héros, de son retour à sa forme barbare et naturelle.

Les trois compagnons réunis et prêts à remplir leur quête ensemble, l’acte final du film peut débuter. Le silence accablant de l’anticipation de cette confrontation est rompu avec les percussions tribales de l’interlude Warpaint (inclus uniquement sur le CD Intrada), puis avec le morceau The Kitchen/The Orgy, qui relance alors l’action en détournant les chœurs et les tambours de Riders of Doom pour créer une piste plus festive et ésotérique, suivie de la célèbre mélodie orgiaque à la rythmique à nouveau ternaire, décuplant la sophistication malsaine de Civilization dans son mouvement le plus décadent. La mélodie toute en progression renvoie inéluctablement au Boléro de Ravel, faisant de cette entêtante composition la traduction du charme irrésistible qu’exerce Thulsa Doom sur ses croyants, et même sur Subotai, qui s’exclame « This is paradise! ». S’ensuit, une fois l’infiltration discrète terminée et la mêlée sur le point de démarrer, une reprise plus directe de la tonitruante fanfare entendue en début de métrage (Orgy Fight dans la version de Tadlow, The Defilers chez Intrada), cette fois parée d’envolées héroïques aux instruments à vent, puis d’une reprise dynamique du thème de Crom qui ouvrait le film. Le morceau réunit ainsi nombre de thèmes parsemés au cours de l’œuvre et les condense pour donner une énergie et un poids encore inégalés à la scène. Il s’agit tour à tour de la déliquescence civilisationnelle de Doom figée dans une félicité dégradante, de sa nature serpentiforme, de sa menace apocalyptique encore bien réelle et du pouvoir de Crom invoqué par la force et la ruse de Conan et ses amis.

Funeral Pyre, musique élégiaque liée à la mort de Valeria, est construite comme une reprise de Wifeing, progressant d’une octave à l’autre alors que l’accompagnement se fait de plus en plus dense (hautbois et cordes, puis cuivres, cordes, timbales). Culmination de la dimension mélancolique du thème de l’amour, ce morceau transporte l’œuvre vers le registre de la tragédie. Il est suivi de longues minutes de silence marquant la fin du deuxième acte et permettant aux personnages de réaffirmer leur résolution face aux afflictions de l’acier.

À l’orée de l’affrontement final, Battle of the Mounds (en une ou plusieurs parties suivant les albums) s’ouvre sur un efficient crescendo orchestral signalant au spectateur que l’épreuve ultime approche. Une brève accalmie intervient lors de la prière que Conan fait à Crom sur fond de variation inédite de son thème principal (ou serait-ce un avertissement illustrant l’individualisme nietzschéen du film ?), avant de proposer un nouveau rinforzando et de donner lieu à une reprise imparable de Riders of Doom. On remarque que la scène donne lieu à une variation du montage utilisé lors de l’attaque du village de Conan enfant ; à ceci près que cette fois, l’immobilisme (temporaire) du protagoniste traduit, non pas une dégénérescence, mais une affirmation de volonté à travers cette fameuse prière irrévérencieuse. Le diminuendo, qui concluait la composition de Prokofiev dans Alexander Nevsky et était absent de Riders of Doom, s’immisce ici entre le crescendo préparatoire et la reprise du thème orffien, signe – peut-être – que la légende ne réside pas dans la bataille imminente, mais qu’elle est là : la légende de Conan le Cimmérien, celui qui a défié Crom et modelé son propre destin à la seule force de sa volonté. L’implication de Subotai et de l’enchanteur au combat permet à Poledouris de varier sa partition avec quelques mesures plus enjouées et ludiques, se concluant cependant sur des cuivres funestes lorsque meurt Thorgrim, l’un des sbires de Thulsa Doom.

Le morceau suivant, The Death of Rexor/Conan the Assassin (ou Battle of the Mounds III/Night of Doom selon les versions) marque un retour des chants grégoriens religieux qui ponctuaient Gift of Fury lors du premier acte. Rexor, l’homme qui avait tendu l’épée du forgeron à Thulsa 20 ans auparavant, trouve ici la mort sur des chœurs solennels marquant la fin de l’ultime épreuve physique pour Conan. Deux courtes reprises terminent la séquence : un dies iræ lorsque Thulsa tente de tuer sa servante récupérée par les héros (la fille du roi Osric), puis le thème du protagoniste quand celui-ci brandit triomphalement l’épée brisée de son père. Le morceau continue avec l’infiltration de Conan dans le repaire de sa némésis. Les chœurs accompagnant l’adresse pompeuse de Doom à ses croyants au sommet de son temple finit d’inscrire l’antagoniste dans le registre du religieux monothéiste.

The End of Thulsa Doom (ou Head Chop), qui donne suite à une courte alternance entre les thèmes respectifs des deux adversaires, fonctionne comme un crescendo hésitant, partant de cordes timides et se terminant sur des cuivres imposants. Doom, se décrivant comme la raison de vivre de Conan, ramène le Cimmérien à la somme de ce qu’il a fait de lui dans une dernière tentative de séduction serpentine, avant de se faire décapiter. Conan a surmonté l’épreuve morale et vaincu son adversaire. Il a découvert « le secret de l’acier » : sa force dépend de la volonté de celui qui s’en sert.

Le pénultième morceau, Orphans Of Doom/The Awakening, débute par de lents chœurs féminins plaintifs éthérés, marquant la mort du culte de Thulsa Doom. Disparus, ils laissent leur place à un long adagio qui passe progressivement du hautbois et des violons introspectifs à une ultime poussée orchestrale traduisant l’accession du héros à son nouveau statut, la renaissance du barbare en surhomme. Le film se conclut sur la promesse d’autres aventures à travers une courte tirade narrative, puis fait retentir Anvil of Crom et Riders of Doom plus puissamment que jamais, concluant cycliquement et de façon tonitruante l’un des plus grands récits héroïques contés au cinéma.

Dans son livre The Invisible Art of Film Music: A Comprehensive History, Laurence E. MacDonald identifiait le caractère singulier du travail de Poledouris en affirmant que « son utilisation d’harmonies en clé mineure distingue son score de ceux des autres films des années 1980 se déroulant dans le passé ». Et pour cause : aucun autre film ne s’était jamais déroulé à l’âge hyborien. Si ce mélange de clés mineures et majeures différencie le film de ses contemporains, Poledouris inscrit également son œuvre dans un héritage musical aux racines profondes, renvoyant à la fois aux débuts des scores symphoniques américains et à la tradition classique européenne. Dans l’ouvrage de référence Music in Films on the Middle Ages: Authenticity vs. Fantasy, John Haines retrace les sources de la musique de film médiévale :

« L’un des aspects fondamentaux des films médiévaux américains était l’ouverture orchestrale bithématique, inspirée de la forme sonate de la tradition symphonique européenne. […] Deux ans avant Blanche Neige, un film plus tard reconnu comme ayant inventé le modèle musical adopté par les films médiévaux de l’ère parlante à Hollywood, à savoir The Crusades de Cecil B. DeMille (1935), [et] doté d’une musique signée par le compositeur […] Rudolph Kopp, est sorti. Le générique de début s’embrase immédiatement sur une ouverture bithématique – un thème martial dramatique, suivi d’un thème lyrique plus lent – qui finira par devenir la norme des films hollywoodiens dès la fin des années 1930. »

Il s’agit donc, en d’autres termes, exactement du même type d’ouverture utilisé par Poledouris dans Anvil of Crom, morceau composé d’un thème martial et militaire fort, suivi d’un thème plus mélodieux et moins agressif. Cette structure classique, ces mélodies à la Rózsa, ces rythmiques à la Prokofiev, alliées à des prises de risque ambitieuses (alternance des clés susmentionnée, utilisation de percussions primales, absence de musique médiévale intra-diégétique aisément identifiable, fluidité du rôle narratif des thèmes, et ainsi de suite), permettent au score de Conan de s’inscrire dans une lignée d’œuvres fondatrices.

Basil Poledouris a plusieurs fois déclaré que certains des thèmes étaient prêts bien avant le début de la production, expliquant que Milius avait passé le morceau Mountain of Power Procession pendant le tournage car il souhaitait que les figurants marchent à un rythme spécifique. L’anecdote fait parfaitement écho à la fonction qu’occupe la bande originale dans le film : une instance narrative à part entière, endossant le rôle de conteur principal à plusieurs reprises, et parfois apte à influencer la direction que prend le récit. Le score du compositeur s’apparente ainsi à un opéra tout en leitmotivs wagnériens et en mouvements distincts. Le premier, regroupant toutes les pistes d’Anvil of Crom à Wheel of Pain, représente la création d’une diégèse et la formation de son protagoniste. Le second, de Gladiator à Funeral Pyre, comprend toute son évolution d’enfant sauvage à guerrier à la volonté d’acier. Le dernier, de Battle of the Mounds à la fin, consacre les actes du héros en les inscrivant dans la légende. L’importance donnée à la musique la propulse au premier plan, ce qui invite le spectateur à l’écouter (et non à l’entendre) avec attention, sollicitant ainsi pleinement tous les sens que le cinéma peut affecter, et projetant Conan The Barbarian au rang de Gesamtkunstwerk inégalé.


[1] La bande originale de Basil Poledouris a bénéficié de trois éditions notables. La première, commercialisée par le label Milan, regroupe une partie seulement de l’œuvre et comprend environ 52 minutes de musique (c’est elle que l’on croise le plus souvent sur des plateformes comme YouTube). Elle inclut des erreurs formelles et peut, en comparaison de la qualité audio d’aujourd’hui, sembler souffrir d’un son qui n’est pas parfait. Poledouris avait d’ailleurs exprimé son insatisfaction quant à l’enregistrement de certaines pistes. Il s’agit cependant de la musique telle qu’on peut l’entendre dans le film. Tadlow Music ont réenregistré et ressorti une version plus complète en 2010 sur deux CD, aussi nommée « version Prometheus ». Elle dure un peu plus de deux heures. Intrada ont quant à eux proposé, en 2012, une remasterisation complète de l’enregistrement d’origine sur 3 CD, qui est la plus exhaustive à ce jour (2h15, plus la version originale). Les complétistes peuvent se tourner vers la dernière édition en date. Les nouvelles éditions permettent de découvrir des accompagnements et contrepoints à peine audibles sur la version initiale, et correspondent sans doute plus à l’intention initiale du compositeur, mais aucune des deux ne semble transmettre la même énergie brute que la musique telle qu’enregistrée pendant la production du film, malgré leur qualité de son supérieure.

*Sources :
Biancorosso, Giorgio. Beginning Credits and Beyond: Music and the Cinematic Imagination. ECHO: a music-centered journal (Volume 3, Issue 1, Spring 2001).
Gorbman, Claudia. Unheard Melodies: Narrative Film Music. Indiana University Press (1987).
Haines, John. Music in Films on the Middle Ages: Authenticity vs. Fantasy. Routledge (2013).
MacDonald, Lawrence E. The Invisible Art of Film Music: A Comprehensive History. Scarecrow Press (2013).
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