Film Exposure_Knight of CupsLa filmographie de Terrence Malick semble désormais scindée en deux parties bien distinctes : une première que nous pouvons qualifier de « narrative », qui va de Badlands à The New World, et une seconde, composée de To the Wonder et Knight of Cups, dans laquelle le réalisateur radicalise son goût de l’abstraction. Entre les deux, The Tree of Life fait figure de pivot : à la fois film somme – résumant et magnifiant ce que le cinéaste avait fait jusqu’alors – et annonciateur du virage à venir. Ainsi, pour apprécier les dernières œuvres de Terrence Malick, il est d’abord question de faire le deuil de ce qu’il nous avait proposé jusqu’en 2011. Si la beauté de ses quatre premiers films peut nous faire regretter qu’il ne revienne certainement plus à des drames et des fresques narrativement « classiques », réjouissons-nous toutefois qu’il renforce la singularité de son geste cinématographique et acceptons ce virage comme l’évolution logique de son cinéma métaphysique, toujours plus proche de la poésie et de la transe ontologiques. Au-delà du simple « j’aime » / « j’aime pas », essayons donc de faire l’effort de remonter le cours des sources d’inspirations du réalisateur afin comprendre son projet qui s’est vu qualifié d’« interminable purge » et comparé à 50 Shades of Grey (il fallait oser) par des journalistes qui condamnent une « logique fumeuse » et des « métaphores de comptoir » sans les comprendre.


Impossible de reprocher à Terrence Malick de ne pas jouer cartes sur table. Dès les premières secondes de Knight of Cups, une voix-over annonce qu’il sera question de retracer le voyage d’un pèlerin sous la forme d’un rêve. Organisé par chapitres qui portent tous le nom d’une figure du tarot, le récit se fera alors par bribes de souvenirs et par éclats. Sans autre marque de continuité narrative que cette structure chapitrée, le septième film du réalisateur dresse le portrait de Rick, un scénariste consumé par le système hollywoodien, dans une suite de visions kaléidoscopiques. Par morceaux et fragments, le spectateur assiste à une succession elliptique de moments de la vie de ce Chevalier des Coupes dont la figure éponyme du tarot est censée renvoyer au séducteur perpétuellement en quête d’élévation par l’amour véritable et qui se perd dans ses rêveries. Nous comprenons pourquoi pratiquement tous les chapitres de Knight of Cups présentent une idylle différente qui a marqué la vie du personnage interprété par Christian Bale.

Della d’abord (Imogen Poots), une rebelle comme espoir d’une vie en marge. Helen ensuite (Freida Pinto), top model rencontrée dans le milieu de la jet set qui met en garde Rick contre l’impossibilité de vivre dans un rêve. Puis les souvenirs de Nancy (Cate Blanchett), son ex-femme avant la rencontre avec Karen (Teresa Palmer), stripteaseuse à Vegas et « Grande Prêtresse » qui mène Rick au plus profond des fantasmagories nocturnes de la ville du péché. Suit Elizabeth (Natalie Portman), femme mariée qui saura apaiser Rick et enfin Isabel (Isabel Lucas). Une succession de femmes pour autant de romances et de souvenirs d’histoires avortées, ratées ou manquées qui font de Knight of Cups le film le plus sensuel et le plus explicitement sexuel de Malick.

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Les figures féminines jalonnent le film. (cliquez pour agrandir)

Si To the Wonder renvoyait perpétuellement à la dimension cyclique de l’amour (dimension représentée aussi bien dans le récit par les nombreuses ruptures et réconciliations qu’à l’écran par les carrousels, les ventilateurs ou encore les marrées du Mont Saint-Michel), Knight of Cups déploie une symbolique de la verticalité en s’inspirant du poème de la littérature syriaque Le Chant de la Perle. Également appelé Hymne de l’Âme, ce récit anonyme – qui sera repris dans les textes apocryphes Actes de Thomas – illustre le mythe gnostique de la descente et de la remontée de l’Âme dans son monde originel sous les traits d’un jeune Prince, fils du souverain d’Orient, envoyé par son père en Egypte pour y trouver « la perle » qui repose au fond de la mer, près de l’antre d’un serpent. Forcé de se dévêtir de sa robe étincelante pour quitter son Royaume et « descendre » en Egypte, le Prince s’habille comme les locaux avant de s’enivrer, de s’endormir et d’oublier sa mission. Il s’agit alors pour lui de se rappeler de ses origines royales pour trouver la perle et « remonter » vers son Père afin de la lui apporter et de revêtir la robe scintillante réservée aux héritiers du Royaume.

Derrière la caméra de Terrence Malick, Christian Bale est donc ce prince aux ailes coupées qui, après sa « descente », se retrouve aliéné par les distractions terrestres et en oublie non seulement sa mission mais également sa nature céleste et divine. Si son errance le conduit à traverser un tunnel au volant de sa voiture ou à s’enfermer dans une cage de strip club, sous le faux ciel peint au plafond des hôtels de Vegas (tout un symbole), il n’en cherche pas moins un moyen de s’élever. En effet, au cours de son pèlerinage qui prend la forme d’une quête de sens au royaume de la vacuité, Rick a constamment le regard attiré vers le haut. Pour représenter cette volonté d’élévation, un nombre incalculable de plans dévoilent, plus ou moins discrètement, des lignes de fuites verticales (escalators, escaliers, ascenseurs, gratte-ciels…), des véhicules ou des astres qui peuplent l’azur (avions, hélicoptères, dirigeables, lune, soleil, feux d’artifice…) ou encore des figures ailées (oiseaux, costume ou statues d’ange). Déjà les palmiers, présents sur l’affiche américaine sur laquelle ils conduisent à la « lumière de la majesté », « disent que tout est possible » et lorgnent vers le ciel.

 Quelques exemples d'appels à l'élévation (cliquez pour agrandir)
Quelques exemples d’appels à l’élévation (cliquez pour agrandir)

À la base de cette crise existentielle, il y a une révélation, un signe qui extirpe Rick de sa torpeur : un tremblement de terre qui survient dans les premières minutes du film et qui renvoie à un épisode bien précis du Chant de la Perle. Lorsque le jeune Prince est frappé d’amnésie, sa famille décide de lui envoyer une lettre pour le « réveiller » – notons que Rick sommeille dans son lit lorsque le séisme survient :

 « Réveille-toi et lève-toi de ton sommeil,
entends les paroles de notre lettre ;
souviens-toi que tu es fils de Rois,
vois l’esclavage, qui tu sers,
souviens-toi de la perle,
au sujet de qui tu es parti en Égypte ; » ― Le Chant de la Perle

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Récurrence du motif aquatique (cliquez pour agrandir)

Dès lors, Rick va tenter de trouver la perle, soit l’amour véritable qui lui permettra de soigner et d’élever son âme. Il ira d’échec en échec, semblant condamné à errer dans un monde factice et superficiel, représenté par les décors vides des studios hollywoodiens et les villas de luxe hypermodernes (qui font de Knight of Cups le film le plus urbain de Terrence Malick). L’objet de sa quête paraît inatteignable, comme en témoigne cette femme suspendue à un plafond, mais Rick persévère dans son effort et la souffrance, à l’image de ces chiens qui tentent vainement d’attraper une balle de tennis dans une piscine (voir figure centrale ci-dessus). Ces chiens renvoient d’ailleurs directement au Chant de la Perle et au fait que l’objet de la quête du Prince se trouve au fond de la mer, la balle rappelant la forme de la perle. Déjà très présente dans The Thin Red Line, The New World et To the Wonder, l’eau occupe une place encore plus symbolique dans Knight of Cups.

En effet, et cela n’échappera à personne, le motif de l’eau est omniprésent dans le film. Il est intéressant toutefois de relever que Rick n’ose pas plonger dans les innombrables piscines autour desquelles se jouent ses romances, et ce même quand ses conquêtes s’y baignent. Il n’y a finalement qu’avec Elizabeth qu’il ose franchir le pas et se jeter à la mer depuis un ponton (voir figure en bas à gauche ci-dessus). Cette femme mariée – qui lui fait découvrir l’apaisement de la méditation zen et lui certifie qu’il « a de l’amour en lui » – lui rappellerait-elle enfin sa nature première et que la perle est à trouver dans les fonds marins ? Alors qu’il se contentait jusqu’alors de longer l’écume, c’est avec elle, et elle seule, qu’il se jette dans les vagues, la portant en tendant les bras à la manière d’un oiseau ou d’un avion près à prendre son envol.

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« Leur vêtement sale et impur,
je m’en dépouillai et l’abandonnai dans leur pays,
je pris le chemin pour venir
vers la lumière de notre région, l’Orient. » ― Le Chant de la Perle

Dans une interrogation qui rappelle celle du Livre de Job (déjà cité en ouverture de The Tree of Life), Rick en vient à se questionner sur le sens de sa souffrance et de la coexistence du mal et du divin. La réponse vient d’un prêtre : il faut voir dans la souffrance que Dieu nous envoie une possibilité de nous élever, afin de pouvoir saisir ce qui se trouve dans le monde du dessous. Peut alors commencer le chemin de rédemption de Rick, désormais débarrassé de son veston – ce « vêtement sale et impur » associé à la richesse et à la distraction terrestres, dérobé lors d’un cambriolage –, au pied d’une colline désertique, seul moyen d’élévation naturel présenté depuis le début du film. Ayant pris conscience de son moi véritable, ontologique et transcendantal, Rick comprend à la manière des gnostiques qu’il est au monde sans être de ce monde. Il ne lui reste plus qu’à faire preuve de force et de courage afin de renouer avec la nature divine qui était la sienne. Face à cet ultime élan vertical à la tombée du jour, l’échange qui clôt le Voyageur et son ombre de Nietzsche, philosophe de l’errance par excellence, nous vient en tête : « Le voyageur : Que dois-je faire ? L’ombre : Marche sous ces pins et regarde autour de toi vers les montagnes, le soleil se couche. » L’idée de surhomme nietzschéen – qui cherche à surpasser son humanité, à dissoudre son ego dans sa Volonté de puissance – peut effectivement faire écho à la vision gnostique du monde et de l’homme. L’essentiel du mouvement est là. Qu’il soit gnostique ou nietzschéen, le cinéma de Terrence Malick va dans ce sens : il nous élève.

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Dire que Knight of Cups ne laissera pas indifférent est un euphémisme. La quasi absence de dialogues, le montage halluciné et non chronologique (pointilliste diront certains) en agaceront plus d’un. Ils sont pourtant autant de nécessités pour transformer les personnages et leurs parcours en figures et en récits universels. Plus regrettable est le fait que Terrence Malick ne parvienne pas (encore ?) à insuffler une réelle émotion dans ses films ultérieurs à The Tree of Life. Exception faites des changements de supports et des fragments mémoriels filmés à la GoPro, Emmanuel Lubezki fait une nouvelle fois des miracles et l’association de ses images à une bande son dont Malick à le secret parvient à transmettre son lot de frissons. Cependant, quand bien même Knight of Cups s’avère plus émouvant et plus incarné que To the Wonder (Christian Bale étant nettement plus convaincant que Ben Affleck), nous sommes encore loin des décharges émotionnelles livrées par les cinq premiers films du réalisateur.
Finalement, nous regrettons surtout qu’il faille attendre la toute fin du film pour voir le personnage de Rick trouver le chemin de la rédemption. Le dernier mot prononcé par la voix-over (« Begin ») en est la démonstration : « la remontée », dernier chapitre du Chant de la Perle, ne semble pas intéresser le réalisateur. Là était peut-être la possibilité d’une émotion plus forte. À moins qu’il ne garde ça pour son prochain film qui a parfois été annoncé comme une suite thématique à Knight of Cups et dans lequel nous retrouvons Christian Bale, Natalie Portman et Cate Blanchett…

Malgré nos quelques frustrations, nous restons persuadés que le cinéma de Terrence Malick vaut toujours la peine que l’on s’y attarde, ne serait-ce que par l’originalité folle de sa démarche. En soi, le simple fait de parvenir à réunir un tel casting autour d’un projet aussi abstrait relève de l’exploit et nous ne pouvons que nous en réjouir. Finalement, si le charme de Knight of Cups n’est pas instantané, il ne manquera pas de gagner ceux qui auront la patience (et la passion) de s’intéresser à ce qu’il renferme.

KNIGHT OF CUPS
Réalisé par Terrence Malick
Avec Christian Bale, Natalie Portman, Cate Blanchett, Teresa Palmer, Freida Pinto…
Ascot Elite
Sortie le 25 novembre 2015

 

 

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