Song to Song : la phénoménologie du couple
Il y a encore moins de dix ans, la sortie d’un nouveau film de Terrence Malick représentait un évènement. Jusqu’aux plus réticents, tous s’accordaient à considérer le Texan comme une […]
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Il y a encore moins de dix ans, la sortie d’un nouveau film de Terrence Malick représentait un évènement. Jusqu’aux plus réticents, tous s’accordaient à considérer le Texan comme une […]
Il y a encore moins de dix ans, la sortie d’un nouveau film de Terrence Malick représentait un évènement. Jusqu’aux plus réticents, tous s’accordaient à considérer le Texan comme une figure majeur du cinéma américain, réservant à ses réalisations une réelle couverture médiatique. Depuis The Tree of Life, plusieurs choses ont changé : la narration s’est singularisée (comme nous l’évoquions dans notre critique de Knight of Cups), ses œuvres se sont succédées à un rythme surprenant, plusieurs rencontres avec le public ont été organisées (en festival ou de manière exceptionnelle) et ses films sortent désormais dans une drôle d’indifférence, à croire que pour la presse, la richesse et la force de fascination de son travail se sont évaporées avec sa rareté. Voyage of Time est projeté le temps d’une journée seulement en France et risque bien d’être privé de distribution à grande échelle en Suisse romande alors que la sortie de Song to Song ne semble pas intéresser grand monde (ne cherchez pas de critique et encore moins d’analyse du film dans les douze pages du magazine So Film consacrées au réalisateur, seule la carte des « secrets de l’homme mystérieux » y est jouée). La désaffection de la critique pour les derniers films de Terrence Malick est d’autant plus regrettable que ce dernier ose aujourd’hui faire ce que même les plus grands cinéastes de l’image (Michelangelo Antonioni, Stanley Kubrick, Nicolas Roeg, John Boorman) n’ont pas eu l’audace de proposer, par conscience du marché ou parce que trop attachés aux impératifs narratifs. Depuis To the Wonder, Malick ose effectivement un cinéma de la déambulation et de l’errance pures, poussant à son paroxysme sa confiance en la force des images pour atteindre l’esprit et l’émotion. Avant un dixième film annoncé sous le titre de Radegund et comme étant un retour à une forme plus classique, Song to Song représente à nos yeux l’aboutissement parfait de ses expérimentations « post Palme d’or » et mérite largement que l’on s’y attarde.
Comme ce fut souvent le cas dans la filmographie de Terrence Malick, son neuvième film est construit sur un scénario lapidaire. Austin, Texas, dans le milieu de scène rock : un chanteur compositeur dont on ne connaît que les initiales BV (Ryan Gosling) s’éprend de Faye, une jeune musicienne (Rooney Mara). En quête de succès, les deux gravitent autour de Cook, un producteur influent (Michael Fassbender). Ténébreux et débauché, ce dernier entretient une relation avec une ancienne instit devenue serveuse dans un diner (Natalie Portman), les push-up, minijupes et bottes hautes qui vont avec. Leurs relations croisées seront faites de séduction, d’obsession et de trahison. Par sa composition kaléidoscopique, Song to Song rappelle Knight of Cups, la structure chapitrée en moins, les rapports entremêlés dans une ronde à la chronologie éclatée en plus. Tout est dans le titre : le récit dérive et vogue, de chanson en chanson, de contingence en contingence, d’aventure en aventure. Du sexe violent à l’étreinte douce en passant par la posture de soumission, le film épouse les errances de ces wannabe qu’on ne verra ni composer ni véritablement interpréter le moindre morceau. Dans ce maëlstrom d’expériences tâtonnantes, parfois violemment érotiques, parfois sensiblement sensuelles, toujours méditées, Faye apparaît comme figure centrale sans que jamais le point de vue ne s’ancre définitivement. On se souvient que To the Wonder faisait du sentiment amoureux son sujet principal, réduisant ses personnages à des silhouettes flottantes et mutiques ; à son tour, Song to Song transcende les acteurs de ce carré amoureux – plus incarnés – pour tenter de saisir leur expérience plutôt que leur psychologie. Shane Hazen, monteur sur The Tree of Life et To the Wonder, explique dans les pages du dernier numéro de So Film que Malick et ses monteurs ont développé une méthode de « triangulation » en salle de montage : « Pour chaque scène, Terry veut que nous fassions trois versions différentes, en prenant par exemple le point de vue de trois personnages différents. Ensuite, il va choisir ce qu’il préfère dans chaque version et essayer de les mélanger. » Nouvelle preuve que le cinéma de Terrence Malick est animé par le désir de saisir l’essence des choses, du monde et de leur expérience, ce qui le lie à un inconscient bien plus jungien que freudien, nous y reviendrons.
“We in the future now. Just because the whole world’s gone dwanky, Doesn’t mean we fuckin’ gonna go out like that too. Fuck the system. We have our own system. We make our own rules. We don’t answer to no one.”
Ceux qui se contentent de rabâcher que Terrence Malick se répète jusqu’à s’autoparodier ne l’avaient sans doute pas vu venir : Song to Song s’ouvre sur une scène de mosh pit rythmée par le titre le plus hardcore de Die Antwoord. Si les paroles de « Never Le Nkemise 2 » peuvent être comprises comme annonçant la mentalité libertaire du milieu qui sera dépeint, nous pouvons également y voir une note d’intention adressée par le réalisateur. La voix-over qui annonçait poliment, dans les premières secondes de Knight of Cups, que le parcours du personnage allait être rapporté sous la forme d’un rêve cède donc sa place à la formule plus provocatrice de Ninja, le chanteur du groupe sud-africain. Nous traduisons : « Nous vivons désormais dans le futur. Ce n’est pas parce que le monde part en couilles qu’il en va de même pour nous. On emmerde le système. On a notre propre système. On érige nos propres règles et nous n’avons de compte à rendre à personne. »
Jamais film de Terrence Malick ne s’était si peu soucié de la chronologie des images. Si sa proposition ne se veut pas futuriste, elle est en tout cas unique dans sa manière de s’affranchir de toutes les règles classiques en termes de narration. Ajoutée à la variation de la qualité de l’image (oui, on retrouve dans Song to Song des fragments tournés à la Gopro), à une focale si courte qu’elle déforme les corps et aux mouvements toujours plus rapides du Steadycam, cette structure éclatée parvient à rendre compte de la force de l’instant, rendant déplacée toute tentative de recoller les morceaux et de reconstruire le récit de manière linéaire. Ce qui intéresse Malick, et ce qu’il faut donc chercher comme expérience devant un film comme celui-ci, c’est l’évocation d’un moment, la retranscription d’une perception fugace ou d’un sentiment méditatif global. Lorsqu’elle est saisie – que ce soit par un mouvement de caméra, la captation d’un instant privilégié ou la tonalité d’une voix-over – et reçue par le spectateur capable d’ouvrir ses sens et son esprit, cette évocation est à même de provoquer une vertigineuse impression de réalisme. De son propre aveu, Malick ne cherche rien d’autre que « d’attraper la vie au vol. » [1]
Cette manière de traduire des impressions, Malick l’avait déjà expérimentée par le passé (on pense, entre autres, à la merveilleuse succession de souvenirs et d’images fortes d’enfance accompagnée par la Moldau de Smetana dans The Tree of Life qui figurent selon nous parmi les plus belles séquences jamais filmées et montées). Il ose aujourd’hui en faire la matière première de son film. Troquant la continuité narrative contre celle du vécu – livrée avec ses ruptures, traduites par les nombreux jump cuts et autres entorses au montage classique –, le cinéaste se défait de toute causalité. En procédant de la sorte, le Texan concrétise plus que quiconque avant lui la fameuse idée d’Alexandre Astruc de « caméra-stylo ». Au-delà de l’image facile de Malick cinéaste-philosophe-poète qui écrirait son œuvre avec sa caméra, les propositions de ce dernier sont celles qui correspondent certainement le plus au concept d’Astruc compris comme une expression du cinéma qui devient un langage à part entière et par lequel « un artiste peut exprimer sa pensée, aussi abstraite soit-elle, ou traduire ses obsessions ». Difficile en effet de ne pas penser, a posteriori, au cinéma de Malick lorsque l’on lit ceci :
« Cette image [la caméra-stylo] a un sens bien précis. Elle veut dire que le cinéma s’arrachera peu à peu à cette tyrannie du visuel, de l’image pour l’image, de l’anecdote immédiate, du concret, pour devenir un moyen d’écriture aussi souple et aussi subtil que celui du langage écrit. Cet art doué de toutes les possibilités, mais prisonnier de tous les préjugés, ne restera pas à piocher éternellement ce petit domaine du réalisme et du fantastique social qu’on lui a accordé aux confins du roman populaire, quand on ne fait pas de lui le domaine d’élection des photographes. Aucun domaine ne doit lui être interdit. La méditation la plus dépouillée, un point de vue sur la condition humaine, la psychologie, la métaphysique, les idées, les passions sont très précisément de son ressort. Mieux, nous disons que ces idées et ces visions du monde sont telles qu’aujourd’hui le cinéma seul peut en rendre compte ; Maurice Nadeau disait dans un article de Combat : « Si Descartes vivait aujourd’hui il écrirait des romans. » J’en demande bien pardon à Nadeau, mais aujourd’hui déjà un Descartes s’enfermerait dans sa chambre avec une caméra de 16 mm et de la pellicule, et écrirait « Le Discours de la méthode » en film, car son « Discours de la méthode » serait tel aujourd’hui que seul le cinéma pourrait convenablement l’exprimer. » ― Alexandre Astruc, Naissance d’une nouvelle avant-garde : la caméra-stylo
C’est précisément parce qu’un film comme Song to Song met en scène le flux des rapports amoureux entre des êtres humains, les explicite en en dessinant une trace tangible pour, au final, en capter le mouvement, qu’il peut être considéré comme le lieu d’expression d’une pensée. Le caractère dépouillé du scénario malickien est une manière de répondre à l’appel d’Astruc à supprimer les scénaristes et de concrétiser son envie de voir la mise en scène transformée en véritable écriture. Mais pour transcender l’image et l’arracher à la tyrannie du visuel, il faut justement faire preuve d’une confiance absolue en l’image, la savoir dotée d’une force poétique. On comprend qu’une telle confiance puisse choquer à l’heure où les cinéastes croient tellement en la force de leurs images qu’ils se sentent obligés de les ralentir pour les rendre marquantes, et que le public semble en redemander au vu du succès du bien vilain Wonder Woman. [2]
Cette vision d’Astruc du cinéma et de la mise en scène comme un moyen d’expression de la pensée d’un artiste trouve un écho dans le livre Un jardin parmi les flammes : Le cinéma de Terrence Malick de Philippe Fraisse, de loin le meilleur ouvrage francophone consacré au réalisateur. Lorsque l’auteur affirme que l’organicité de l’œuvre de Malick nécessite de « reconnaître que le film n’a pas de propos extérieur à lui-même » pour être comprise, il entend que la caméra de Malick explore des espaces mentaux par ses mouvements circulaires et verticaux qui deviennent l’expression « d’une conscience qui plonge en elle-même tout en s’élevant parfois vers la transcendance. » À l’opposé d’une approche freudienne – et donc bavarde et psychologisante – du cinéma, le travail de Malick se conçoit sur le mode de la rêverie poétique bachelardienne. Quand bien même Song to Song s’impose aisément comme le film le plus sexuel de sa filmographie – pour la première fois en neuf films nous assistons à un coït –, il n’est jamais question pour Malick de sonder la psychologie de ses personnages et encore moins de se livrer à une interprétation symbolique de leurs élans. La figure de BV en est une nouvelle démonstration : avançant presque timidement, scrutant l’horizon ou tête baissée, les mains dans les poches, il accompli le mouvement de l’anima vers la tranquillité décrit par Gaston Bachelard, et ce même quand Faye lui annonce avoir entretenu une relation parallèle avec Cook depuis le début de leur histoire. Une tranquillité comparable à la Gelassenheit de Heidegger, entendue comme une sérénité et un « laisser-être ».
Pour ceux qui nous accuseraient de faire du namedropping, la référence au philosophe allemand n’est pas gratuite. Déjà parce que Terrence Malick a traduit Le Principe de raison en américain, il sera nécessaire de le rappeler tant que des journalistes accuseront le réalisateur de faire de la philosophie de comptoir. Ensuite et surtout, parce que la manière avec laquelle Malick filme et structure les relations qui se tissent et s’effilochent entre les nombreux personnages de Song to Song renvoie évidemment à la phénoménologie. Son projet est effectivement de retranscrire une expérience de vie subjective, les voix-over polyphoniques étant sa manière de rendre compte des multiples réalités perçues et conscientisées par ses personnages. C’est ce qu’exprime parfaitement Philippe Fraisse lorsqu’il écrit que Malick « cherche les images-états, les images perceptions qui effacent la distance du sujet à l’objet afin d’ouvrir un espace qui n’est plus de contrôle ou de représentation mais de présence ». Comprise comme la description du vécu, au sens où elle nous le fait éprouver, la phénoménologie justifie à elle seule la forme déroutante des derniers films de Malick.
Song to Song est un grand film sur l’amour et la représentation des corps. Il propose également l’un des plus beaux parcours sentimental et sexuel d’une femme. Désespérée de trouver quelque chose de réel, le personnage de Faye vit un double tiraillement. Entre Cook, figure du tombeur entreprenant quasi diabolique dont les propres doutes seront exprimés le temps d’une brève séquence cosmique, et BV, serein, sincère mais naïf et apparemment dénué de génie dans un monde de requins. La seconde déchirure se situe à un niveau plus existentiel, entre celle qu’elle rêverait d’être, celle qu’elle pensait être et celle qu’elle est. Après avoir pris le sexe pour un cadeau et avoir joué avec comme on joue avec la flamme, partant du principe que n’importe quelle expérience valait mieux que l’absence d’expérience, elle prend conscience de l’existence de son âme, de la nécessité d’enjamber les clôtures qui nous séparent et nous empêchent d’entrer en relation. Après avoir vécu en apesanteur (littéralement le temps d’un vol parabolique), elle éprouve le besoin d’un retour sur la terre ferme, à la simplicité et au spirituel. Son parcours, du corps consumé au spirituel retrouvé, est pratiquement identique à celui de Rick dans Knight of Cups. Cela échappera sans doute aux ayatollahs de la laïcité, mais le fait que l’évolution du personnage de Faye se fasse sans qu’il ne soit jamais question de rédemption est l’une des plus belles propositions de toute la filmographie de Malick. Qu’on le considère encore aujourd’hui comme un penseur balourd ou qu’on se gausse d’un soi-disant prosélytisme chrétien dans sa carrière démontre la bêtise crasse d’une époque où le spirituel est immédiatement source de suspicions, précisément parce que nous avons oublié que celui-ci n’était pas synonyme de religieux.
Le fossé qui sépare Faye et BV de Cook et l’institutrice devenue serveuse n’est en aucun cas creusé par la présence ou l’absence de valeurs morales (c’est bien Faye qui tente l’expérience homosexuelle). Si le sort réservé à Rhonda, le personnage incarné par Natalie Portman, est peu enviable, c’est uniquement parce qu’elle s’oublie. En témoigne la violente soumission de cette beauté qui s’ignore, persuadée d’avoir à jouer la carte de la vulgarité pour plaire. Elle comme Cook ont abandonné l’idée de la création et espèrent pouvoir remplir le vide de leur existence par le luxe. Quant à Cook, s’il s’apparente à une figure diabolique, c’est d’un point de vue conséquentialiste. À l’opposé, Faye et BV tendent vers la plus pure des simplicités et finissent par accepter d’où ils viennent (leur retour vers la famille un temps rejetée), amorçant ainsi une élévation perfectionniste en couple (c’est avec Stanley Cavell que Terrence Malick a étudié la philosophie à Harvard). Au terme d’une envoutante dérive musicale, ils finissent par se contenter de ce qu’ils sont. De ça, et uniquement de ça. Quant à nous, nous sortons de la ballade en ayant ressenti, aussi bien corporellement que spirituellement, leurs errances et l’impression d’avoir été là.
*Notes et sources :
[1] http://lwlies.com/articles/terrence-malick-live-appearance-digital-filmmaking/
[2] Pour aller plus loin sur l’idée d’Astruc, voir la conférence de Frédéric Gimello-Mesplomb.
Fraisse, Philippe, Un jardin parmi les flammes : Le Cinéma de Terrence Malick, Aix-en-Provence : Rouge profond, 2015.
Astruc, Alexandre, « Naissance d’une nouvelle avant-garde : la caméra-stylo », in L’Écran Français, n°144, 30 mars 1948.
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