Climat d’extrême tension oblige, on ne compte plus les « reportages exclusifs », les documentaires et les fictions qui traitent de l’État islamique ainsi que du terrorisme. Nous ne pourrions que nous réjouir de cette prolifération de documents traitant du sujet, s’ils avaient au moins le mérite de nous instruire sur l’essence du problème. Or, force est de constater que l’immense majorité des films et reportages consacrés à la question du terrorisme pèchent par frilosité, ou par idéologie. Rares sont ceux qui osent montrer pour ensuite questionner la nature profondément spirituelle du phénomène. La donnée religieuse est effectivement – et malheureusement – très fréquemment tue, évacuée voire carrément niée par les réalisateurs. Le but pour nous sera donc de parcourir une liste plus représentative qu’exhaustive de documents récents (allant du reportage Canal+ au film de Bruno Dumont) afin de cerner les différentes manières de filmer le sujet.  Entre ceux qui, effrayés par l’épouvantail de l’amalgame, ont botté en touche au risque de désinformer et ceux, infiniment plus rares, qui ont osé filmer l’islamisme radical.


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Soldats d’Allah

C’est l’énième document télévisuel sur le sujet. Soldats d’Allah, reportage réalisé par Marc Armone et Saïd Ramzy, rend compte des six mois d’infiltration de Ramzy dans une cellule djihadiste sur le territoire français entre 2015 et 2016. Diffusé sur la télévision suisse et dans l’émission « Spécial Investigation » de Canal+, le document démontre à quel point il est facile d’intégrer une telle cellule et surtout révèle l’aisance avec laquelle les apprentis djihadistes se rencontrent, discutent, se recrutent, s’organisent sans trop se soucier de la discrétion. Une occasion de proposer aux téléspectateurs une réflexion sur la complexe réalité de l’embrigadement et de la radicalisation religieuse ? Vœu pieux. Les documentaristes Marc Armone et Saïd Ramzy n’ont de cesse de qualifier les personnes filmées de « paumés, marginalisés », de jeunes « souffrant de pathologies mentales » qui auraient « sombré dans le djihadisme improvisé », une bande de perdus nageant « en plein délire », la faute à leurs « cerveaux troublés et livrés à la propagande islamiste. » La folie et la marginalisation sont présentées comme les seuls moteurs de ces individus, fichés S pour la plupart. Quant à l’État islamique, il est traité comme une entité abstraite qui semble surgie du néant, ne dépendant d’aucune volonté individuelle et qui ne serait ainsi née d’aucune idéologie. La conclusion de Saïd Ramzy sera qu’au bout de six mois d’infiltration, il n’a « pas vu d’Islam, juste des jeunes perdus sur lesquels la vie pesait trop lourd ». Il n’y aurait donc, chez le public cible de l’État islamique, ni motivation religieuse ni composante spirituelle. Le problème serait de nature pathologique et/ou sociale. Les propos des deux documentaristes illustrent parfaitement ce qui fait défaut dans les tentatives d’explication de la radicalisation islamiste contemporaine proposées par les Occidentaux. L’écueil avait été dénoncé par Abdennour Bidar dans sa fameuse Lettre ouverte au monde musulman, dans laquelle le philosophe déplorait l’incapacité des intellectuels occidentaux à comprendre ce que peut représenter « la puissance de la religion – en bien et en mal, sur la vie et sur la mort » chez un croyant. Le vide spirituel que traversent les civilisations occidentales nous rendrait ainsi incapables de nous souvenir « que la religion peut être le cœur de réacteur d’une civilisation humaine ». L’Occidental ne pouvant plus envisager l’invisible transcendantal, il répète que « Non le problème du monde musulman n’est pas l’islam, pas la religion, mais la politique, l’histoire, l’économie etc. ». Ainsi Marc Armone et Saïd Ramzy assurent qu’il n’y a pas d’Islam chez les islamistes, juste des « déséquilibrés ». De la même manière, ils qualifient la taqîya de « code de guerre de Daech », niant ainsi les origines coraniques du principe de dissimulation stratégique (sourate 16, verset 106 et sourate 3, versets 28, 29) et les avis d’experts qui admettent que la taqîya est envisagée « comme stratégie de conquête intrinsèquement lié à l’Islam depuis ses origines. »[1]
Entre ces propos et la déclaration de Manuel Valls dans laquelle le premier ministre français qualifiait l’attentat de Mohamed Lahouaiej Bouhlel de « geste insensé », il n’y a aucune différence. Le deux sont animés par la même volonté de convaincre l’audience qu’il est inutile de chercher à comprendre ce qui anime les islamistes. Ils sont fous, donc insondables et leurs motivations sont renvoyées à l’irrationalité pure les rendant inexplicables et encore moins filmables.

Le ciel peut bien attendre

14362520_10207254543858705_1856329886135778847_oPourtant, des explications à la radicalisation de jeunes françaises, Marie-Castille Mention-Schaar entend bien en donner dans Le ciel attendra qui sort ces jours dans les salles. Retraçant le parcours croisé de deux jeunes filles, la réalisatrice montre comment l’une d’entre-elles, Mélanie Thenot, se fait manipuler et finit par se convertir et se radicaliser. Lycéenne dont l’engagement humanitaire transpire la naïveté, issue d’une famille française, elle cède rapidement aux appels d’un « prince charmant » rencontré sur la toile. Profitant du deuil que traverse Mélanie, ce jeune lion va lui faire découvrir « le mensonge dans lequel nous vivons » à grand renfort de liens YouTube. Les vidéos complotistes  cèdent la place aux massacres d’enfants en Syrie et il n’en faut pas plus à jeune fille pour troquer son violoncelle contre le jilbab. Chantage affectif et manipulation médiatique sont présentés comme suffisants pour abuser de ce « cerveau troublé » par le deuil et pour transformer Mélanie en candidate au djihad. La problématique est ainsi présentée comme étant de nature affective et politique. Derrière la conversion à une religion qui n’était pas la sienne, aucun élan spirituel, aucun besoin de transcendance. Quant aux raisons qui ont mené le personnage de Sonia Bouzaria à se radicaliser, le film n’en présente aucune. Tout juste la jeune fille explique-t-elle avoir ressenti « comme une force en [elle] ». Était-il question de foi ou de révélation religieuse ? Nous n’en saurons rien, la piste ne sera pas explorée. C’est plutôt la thèse de la pathologie qui est servie, Sonia étant victime de rechutes d’extrémisme qui ressemblent davantage à des crises d’hystérie, voire de schizophrénie, qu’à des élans spirituels.

Lors de la promotion du film, Marie-Castille Mention-Schaar et l’équipe (voir notre interview avec l’actrice Noémie Merlant) confirment leur proximité avec le discours « anti-amalgamant » de Marc Armone et Saïd Ramzy. Sur le plateau de l’émission On n’est pas couché, la réalisatrice répondait, le 24 septembre 2016, à Gérard Collomb avec ces mots : « Vous parlez de Daech, des jeunes, et tout de suite on le met sur le plan de l’Islam. »,  regrettant tous les « amalgames » et qu’on mette « tout de suite [Daech] sur ce plan-là [car] ça le réduit à chaque fois. » Tant pis si la démonstration de la nature religieuse médiévale de l’État islamique a été faite, et de la manière la plus sérieuse qui soi ; selon Marie-Castille Mention-Schaar, parler d’Islam quand on traite de l’État islamique relève déjà de l’amalgame. Pourtant, dans le dossier d’accompagnement du film (document indispensable à tout film citoyen qui se respecte), la réalisatrice affirme avoir eu de « très longues conversations passionnantes sur la foi […] la place de la foi, de Dieu » avec une jeune fille « déradicalisée ». Apparemment, cette « place » semble avoir été jugée périphérique car Le ciel attendra n’en rend pas véritablement compte.

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Le ciel attendra

Dans le même dossier d’accompagnement du film, François Hostalier, inspecteur général de l’éducation nationale et chargé de mission à la Mission de Prévention des Phénomènes Sectaires et Radicalisation, affirme que Le ciel attendra « peut être considéré comme un outil dans l’approche de la compréhension d’un phénomène qui nous apparaît totalement irrationnel », avant de continuer « ce film montre la transformation de deux adolescentes en phase de radicalisation, permet de sensibiliser le spectateur aux risques insoupçonnés auxquels les jeunes sont exposés à travers les réseaux sociaux, les téléphones portables et autres moyens modernes de communication. » Le mal serait donc dans les moyens de communication et non dans la nature de ce qui est communiqué. On peine à voir dans cette explication ce qui permettra de saisir et encore moins de stopper le mouvement vers la radicalisation initié par ces jeunes qui – on comprend maintenant mieux pourquoi – paraissent « irrationnels ». Toujours sur le plateau de Laurent Ruquier, Marie-Castille Mention-Schaar se livrait d’ailleurs à un troublant aveu des limites de sa réflexion : alors qu’on lui demande si, à l’instar d’Olivier Roy, elle pense que le problème ne consiste pas tant en une radicalisation de l’Islam qu’en une islamisation de la radicalité, la cinéaste répond « Je ne sais pas si je suis assez intelligente pour répondre à ce genre de questions ». Le ciel attendra, oui, mais il attendra surtout pour qu’on le prenne au sérieux.

Islamisation de la radicalité vs. Radicalisation de l’Islam

affiche_-_made_in_franceToutefois, il serait injuste de s’acharner sur le film de Marie-Castille Mention-Schaar qui a au moins le mérite de filmer un personnage s’essayant à une religion et à ses pratiques quand d’autres propositions ont tout simplement exclu ou brouillé la donnée culturelle dans la problématique du terrorisme islamiste. Nous pensons par exemple au décevant Made In France de Nicolas Boukhrief qui met en scène l’infiltration d’une cellule terroriste sur le point de passer à l’acte par un journaliste de confession musulmane. Plus encore que Mention-Schaar, Boukhrief déconsidère absolument la dimension religieuse de son sujet. On se retrouve ainsi face à de nombreuses situations absurdes, à l’image de ce terroriste breton converti qui fait un signe de croix avant de mourir. Des paumés on vous dit !

« Ce n’est pas un film sur l’Islam, en aucune façon, parce qu’on ne fait pas de film sur l’Islam, ça ne veut rien dire […] et je ne voulais pas d’amalgame. »  ―  Nicolas Boukhrief [2]

Parce qu’il a conçu son film comme une tentative de démontrer que le problème ne vient pas de la religion mais est bien originaire de France (d’où le titre), Nicolas Boukhrief insiste sur le fait que le personnage du journaliste infiltré est musulman et le seul à réellement connaître l’Islam. Personnage qui se verra d’ailleurs littéralement sauvé par un Coran, tout un symbole. Dans une interview, Boukhrief explique lui-même ce choix en disant que « c’était nécessaire pour que le film ne soit pas islamophobe ». Filmer des terroristes musulmans conscients de leur spiritualité et instruits reviendrait donc à être islamophobe aux yeux de Boukhrief. Cette affirmation pose deux problèmes. Premièrement, elle démontre que si amalgame il y a, c’est bien celui de confondre toute tentative de réflexion sur ce qui pose problème dans l’Islam avec de l’islamophobie. Deuxièmement, en pensant éviter l’islamophobie, le réalisateur ne se rend pas compte qu’il est en train d’expliquer aux milliers de musulmans qui pratiquent un islam fondamentaliste qu’ils n’ont pas compris leur religion et fait donc preuve d’un affligeant paternalisme occidental. Les circonvolutions opérées par Boukhrief s’inscrivent dans cette logique d’acharnement à ne pas considérer la part islamique de l’islamisme et révèlent le problème des racines du mal qu’Abdennour Bidar traitait en ces termes :

« D’où viennent les crimes de ce soi-disant ‘‘Etat islamique’’ ? Je vais te le dire, mon ami [cher monde musulman]. Et cela ne va pas te faire plaisir, mais c’est mon devoir de philosophe. Les racines de ce mal qui te vole aujourd’hui ton visage sont en toi-même, le monstre est sorti de ton propre ventre – et il en surgira autant d’autres monstres pires encore que celui-ci tant que tu tarderas à admettre ta maladie, pour attaquer enfin cette racine du mal ! »  ―  Abdennour Bidar, Lettre ouverte au monde musulman

La même idée est d’ailleurs aujourd’hui reprise par l’historien Gabriel Martinez-Gros qui, après Gilles Kepel, réfute fermement l’idée d’Olivier Roy selon laquelle le djihadisme serait une islamisation de la radicalité :

« Si les causes sociales de l’engagement jihadiste existent, on ne peut pas renier totalement l’influence de l’islam. Quand j’entends l’argument que certains jihadistes ont à peine lu le Coran, cela ne tient pas la route : on ne demandait pas aux militants communistes s’ils avaient tous lu le Capital. […] Tout étudiant en sciences humaines sait qu’il est impossible d’analyser un phénomène en dehors des mots dans lesquels il se donne, surtout quand ces mots sont aussi lourds et dangereux que ceux du jihadisme.

Le choix de l’islam, effectué par des millions de militants dans le monde n’est ni fortuit ni superficiel. Ils auraient pu choisir une autre cause, le gauchisme ou l’écologie, mais ils se sont tournés vers l’islam. Ce n’est donc pas seulement une violence habillée d’une foi. Contrairement aux autres religions, l’islam est le seul monothéisme qui implique les devoirs de la guerre dans ceux de la religion, rappelle Ibn Khaldoun. » ―  Gabriel Martinez-Gros [3]

Entre les films qui excluent le religieux et ceux qui, par excès de paternalisme tiers-mondiste, considèrent que les islamistes sont soit idiots soit malheureux (We Are Four Lions, Chris Morris, 2010), rares sont ceux qui, comme le recommande Gabriel Martinez-Gros, analysent le phénomène à l’intérieur du cadre qu’il se donne. La faute à des artistes qui s’acharnent à nier une réalité religieuse non seulement revendiquée par les premiers concernés mais également acceptée et analysée par la presse sérieuse – l’enquête de Graeme Wood en est le meilleur exemple – et des intellectuels de renom.[4] 

Cachez ce salafiste que je ne saurais voir

Cette réalité religieuse est d’ailleurs l’objet de l’excellent documentaire sobrement – et efficacement – intitulé Salafistes. Il s’agit sans aucun doute d’une des meilleures approches filmées du sujet. Réalisé par François Margolin et Lemine Ould M. Salem (journaliste mauritanien spécialiste des groupes armés sahélo-sahéliens), Salafistes a été tourné entre 2012 et 2015 et donne la parole à des salafistes, principalement au Mali et en Mauritanie. Son immense mérite est de démontrer à quel point l’Islam radical peut être le fruit d’une démarche intellectuelle et spirituelle parfaitement cohérente et érudite. Le film s’ouvre sur un carton qui annonce d’emblée qu’ici, la donnée religieuse sera prise au sérieux :

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Carton d’ouverture de Salafistes

Ici, aucun « paumé marginalisé », aucun « jeune souffrant de pathologies mentales » qui aurait « sombré dans le djihadisme improvisé ». Dans Salafistes, les personnes qui s’expriment face caméra le font derrière des bibliothèques remplies de livre religieux, elles connaissent le Coran sur le bout des doigts et en appliquent une lecture aussi radicale que légitime.

Les intentions de François Margolin et Lemine Ould M. Salem étaient des plus nobles : montrer l’idéologie développée en pleine conscience par les fondamentalistes, nous faire prendre la mesure de leur verbe, de leurs images, de leur vision du monde pour finalement pouvoir les considérer avec tout le sérieux qu’il convient de leur octroyer. Les réactions ne sont pourtant pas faites attendre. Interdit au moins de 18 ans par le ministère de la Culture lors de sa sortie en janvier 2016, le film a été projeté dans cinq salles sur tout le territoire français. Aucune image présente dans le film ne justifiait une telle interdiction mais l’objectivité de sa démonstration a, semble-t-il, dérangé. Comble de l’histoire, le Tribunal Administratif de Paris a finalement levé l’interdiction du documentaire le 13 juillet dernier, le rendant tous publics.[5] Une décision contre laquelle le ministère de la Culture s’est empressé de faire appel, le 21 juillet.[6]

369457Étrangement, au pays de Charlie, la presse n’a pas unanimement combattu cette censure.  Alors que Jean-Michel Frodon relevait l’importance de « mieux connaître son ennemi », dans Le Monde, Isabelle Regnier titrait « un spectacle douteux sur la nébuleuse djihadiste », Marthe Ronteix déplorait pour France TV info un film qui tombe « dans le piège de la propagande jihadiste » et dans les colonnes de Télérama, Olivier Milot accusait les réalisateurs de « laisser le spectateur seul face à la rhétorique des idéologues du salafisme ». Dans ce contexte, même France Télévisions a refusé de diffuser le documentaire, qu’elle avait elle-même coproduit.[7] Un bien triste sort pour Salafistes et ses réalisateurs qui, comme en atteste leur intervention sur le plateau d’itele, parvenaient avec leur film à faire élever le débat. Nous comprenons maintenant peut-être mieux pourquoi Abderrahmane Sissako, d’abord attaché au projet, a préféré quitter le navire, largement s’inspirer du travail accompli par François Margolin et Lemine Ould M. Salem d’une manière peu élégante et proposer un film de fiction sur la situation à Tombouctou. Le résultat s’appelle Timbuktu, traite finalement fort peu des ramifications religieuses et idéologiques du drame qu’il dépeint et rafle tout à la cérémonie des Césars de 2015.

Filmer l’invisible

Notons toutefois que cette quasi absence de films qui traitent le sujet au sein du cadre qu’il se donne ne relève pas uniquement de l’idéologie mais également de l’incapacité, en tant que metteur en scène, à penser et à élaborer une esthétique de l’invisible. Il faut effectivement une certaine maîtrise, pour ne pas dire un immense talent, pour parvenir à rendre compte à l’écran d’un sentiment religieux, d’un frisson spirituel ou d’un élan transcendantal. Transformer l’image en réceptacle de l’au-delà n’est pas donné à tout le monde. Cela nécessite une maîtrise non seulement des signes et symboles d’une culture religieuse qui bien souvent échappe aux réalisateurs mais également une maîtrise artistique car c’est précisément dans la représentation du temps et de l’espace que se manifeste l’invisible. Tarkovski y parvenait en dilatant le cours du temps grâce à ses lents travellings et en rythmant son montage par une temporalité du flux, marquée par la décélération. De cette manière, ses films nous mènent aux confins de l’Être. Par son utilisation du montage et de l’ellipse, Bresson parvenait également à ouvrir des brèches sur l’invisible.[8] Plus proche de nous, Olivier Assayas réussit aussi à déployer une esthétique de l’invisible (nous reviendrons très prochainement sur l’importance de l’invisible dans la filmographie de ce dernier). Difficile de trouver un tel sens esthétique dans des films qui se veulent avant tout « sociaux » et « citoyens ». Aujourd’hui, force est de constater que l’immense majorité des cinéastes sont dans une démarche iconographique plutôt qu’iconologique. L’approche descriptive triomphe ainsi de l’analyse des pensées profondes.

Ces considérations esthétiques – auxquelles les documentaires tels que Salafistes sont de fait moins soumis – expliquent notamment pourquoi un film tel que Making of passe à côté de son sujet quand bien même son réalisateur soutient vouloir prendre en considération la donnée spirituelle. En effet, Nouri Bouzid a beau affirmer qu’il est capital de parler de la nature problématique du Coran[9] – avant de préciser que « seul un musulman peut en parler, pour être efficace, et de l’intérieur, sans être taxé d’islamophobie » –, aucune qualité esthétique ne permet à son film de saisir ce qui nourrit la force dans une certaine relation à Dieu, l’invisible y étant tout bonnement absent. Le même problème apparaît dans l’intéressant et honnête Les Chevaux de Dieu réalisé par Nabil Ayouch en 2012. Quand bien même ce dernier affiche un souci de réalisme et affirme qu’« il était important pour [lui] d’être dans une forme de […] naturalisme, parce que l’islam radical n’est pas une mauvaise farce [mais] une réalité [et qu’à] un moment, il faut arriver à en parler avec sérénité et précision »[10], son film peine à représenter les raisons spirituelles qui font basculer son personnage principal dans le fanatisme religieux.

Les Cowboys
Les Cowboys

Paradoxalement, dans Les Cowboys, Thomas Bidegain parvient à capter cette dimension qui échappe à tous les titres que nous avons cités alors même que le film n’entend pas forcément traiter le sujet. Tournant essentiellement autour de l’enquête d’une famille pour retrouver la fille aînée qui a fugué après sa conversion à l’Islam, Les Cowboys ne prétend à aucun moment expliquer, et encore moins filmer, le processus de conversation et de radicalisation de la jeune fille, qui n’apparaît d’ailleurs que quelques secondes à l’écran. Pourtant, lorsque son frère se trouve au Yémen, une simple réplique prononcée par l’Américain incarné par John C. Reilly parvient à exprimer, de manière implicite, un élan spirituel. Devant l’immensité d’un paysage et surtout du ciel qui lui fait face à la tombée du jour, le personnage déclare qu’il ne pourrait jamais rentrer en Occident parce que « c’est trop grand ici », avant de continuer : « Regarde le ciel, comme il est grand. Là d’où on vient, il n’y a plus de place pour les gens comme nous. On prend trop de place. » Aussi maigre soit-elle, c’est là l’une des seules traces de « pensée profonde » décelée dans notre corpus.

L’art comme expérience spirituelle

« L’expérience spirituelle, elle est au cinéma, ou dans la poésie, ou dans la musique. Les lendemains spirituels c’est quand on se sera débarrassé des vieilleries religieuses et du vieux théâtre, pas pour les mettre à bas mais au contraire pour les faire évoluer. L’émotion esthétique c’est l’apothéose de la sensibilité humaine, je pense. » Bruno Dumont

19184220À ce jour, le seul film dont nous ayons connaissance qui explique le chemin de la radicalisation par un élan spirituel et qui parvient à le filmer n’est autre qu’Hadewijch. Inspiré par la figure de la poétesse mystique du XIIIe siècle Hadewijch d’Anvers, le 5e film de Bruno Dumont met en scène le parcours de Céline, une jeune Parisienne issue d’une famille bourgeoise et qui vit une foi extatique dans un couvent. Parce que ses pratiques sont trop extrémistes, la mère supérieure des lieux la met à la porte. Céline retrouve alors l’appartement luxueux de ses parents et fait rapidement la rencontre de Yassine. Une relation platonique se tisse alors entre le maghrébin et la jeune fille, celle-ci ne cherchant que l’amour de Dieu. Rapidement, Céline fait la rencontre de Nassir, le frère aîné de Yassine qui anime un groupe de réflexion sur l’Islam. Après avoir assisté à quelques séances, l’amour et la haine se confondent et Céline accepte d’accompagner Nassir dans sa lutte armée.

Accusé d’être caricatural et d’emprunter des raccourcis consternants par une certaine presse, le film de Bruno Dumont comble une immense lacune dans le paysage du cinéma actuel. Dans sa mise en scène d’abord, le cinéaste se donne les moyens de saisir l’invisible. Lors de lectures saintes (qu’elles soient chrétiennes ou musulmanes) ou pendant un concert à l’église, Dumont prend le temps de filmer, en très gros plans, le visage de son personnage principal. De cette manière – et grâce à la remarquable interprétation de Julie Sokolowski –, il nous permet de mesurer l’effet des paroles sacrées sur un être animé par la foi. C’est dans ces moments ainsi que dans les longs silences ou les séances de prières que l’invisible s’invite dans la mise en scène, devient palpable. De manière évidente, le spectateur est dès lors capable de comprendre ce qui « tire vers le haut » le personnage de Céline. Mais la mise en scène ne fait pas tout et Bruno Dumont, alors qu’il se déclare ouvertement non croyant, prend au sérieux le phénomène religieux. Il n’hésite pas à filmer une séance du groupe de réflexion de Nassir dans laquelle ce dernier cite des sourates précises, invite explicitement son auditoire à réfléchir à la notion d’invisible, théorise et interroge la notion d’un Dieu qui serait à la fois ce qu’il y a de plus manifeste est de plus caché. C’est en érudit que Nassir va sensibiliser Céline à la nécessité de la lutte religieuse.

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Ainsi, quand bien même Céline ne se convertit pas à l’Islam, son Dieu devient progressivement « notre Dieu » et c’est bien la quête d’un amour transcendantal qui la mène à brandir l’épée de Dieu comme l’affirme le réalisateur :

« C’est le personnage qui fait le pont. Il faut passer d’une rive à une autre, il faut passer de l’amour éperdu de Dieu pour rentrer dans la violence et en même temps ce n’est même pas un pont, c’est la même terre. Il n’y a qu’elle qui peut faire la connexion et elle le fait parce que justement elle sent bien que le mal et une diminution du bien, c’est la même échelle, il suffit de descendre un petit peu et vous arrivez dans le mal. Donc ce n’est pas une différence de nature, ce n’est pas aller ailleurs, c’est simplement descendre et si vous descendez l’échelle du bien vous mettez les pieds dans le mal. […] C’est pourtant un fait avéré qu’il y a des djihadistes, ce n’est pas moi qui invente un truc farfelu. Ce que les gens refusent c’est la bascule [de l’amour à la haine]. Chez le spectateur moral, ce n’est pas possible. On sait que l’amour mène à la haine mais on ne le dit pas, c’est tout. Et il y a quand même de la bien pensance dans la critique, il y a de la bien pensance dans le jugement cinématographique et on refuse ça, on dit que ‘‘non, ce n’est pas possible.’’ […] Pourtant, le pli de prendre le mauvais et d’héroïser le mal c’est le vaccin. C’est la puissance médicale du cinéma […] Le cinéma était capable autrefois de donner au spectateur une expérience cathartique véritable et aujourd’hui la culture divertissante du cinéma empêche ça. On ne veut pas s’emmerder et le cinéma s’est débarrassé de toute cette dimension artistique, culturelle et vaccinale. […] Il ne faut pas en parler, c’est tabou, ça fait désordre. »

La réussite d’un film comme Hadewijch doit beaucoup à l’intellectualisation du cinéma proposée par Bruno Dumont. De son propre aveu, « ce qui est filmé n’est qu’un véhicule pour aller au-delà ». Selon lui, il existerait une très forte connexion entre le religieux et l’art au sens où « l’esthétique [ne serait] que la continuité de l’élan religieux ». Interviewé par Philippe Rouyer, Dumont explique qu’à ses yeux « Dieu est une métaphore poétique qui doit être dépassée et dont l’art constitue la plénitude. » Le cinéma deviendrait alors une expérience spirituelle, capable de rendre compte du spirituel.[11]

Et maintenant ?

Au terme de notre panorama, force est de constater qu’Abdenour Bidar disait vrai : la plupart des Occidentaux ont « oublié ce qu’est la puissance de la religion » et la crise que nous traversons est belle et bien de nature spirituelle. La question est de savoir combien de temps nous contenterons-nous des réponses politisantes, économisantes, socialisantes, psychologisantes ou psychiatrisantes avant de comprendre, comme l’a fait Salman Rushdie, que « quelque chose a mal tourné au sein de l’Islam » et que cet islamisme a « quelque chose à voir avec l’Islam »[12].  Le vide spirituel est là. En Occident, trouve-t-on encore une entité ou une valeur par laquelle nous puissions nous élever ? Religion, nation, nature et, de plus en plus, art sont vidés de transcendance. Deux possibilités s’offrent dès lors à nous. Nous pouvons faire le constat de ce vide spirituel dans un geste bourgeois sans chercher à l’expliquer et encore moins à la combler. C’est apparemment la voie adoptée par Bertrand Bonello dans son affligeant Nocturama. Ou alors, nous pouvons tenter de le remplir par l’émerveillement artistique. C’est la voie de Bruno Dumont. Remplacer la fascination de la force par la contemplation de la forme comme le propose par exemple Étienne Barilier. Parce que, « si pour les vaincre et les contraindre physiquement, il faut une armée, une police et des actes, il faut aussi, pour les discréditer moralement, une pensée et des convictions »[13]. Un bon départ serait de commencer par apprendre à nommer – et donc à considérer avec tout le sérieux nécessaire – l’ennemi.

Mise à jour (29.12.2016)

134939_couverture_hres_0Ce manque de considération pour l’ennemi, certains djihadistes rentrés déçus en France après un passage par l’État islamique le dénoncent d’ailleurs aujourd’hui comme étant un des principaux éléments qui encouragent des vocations guerrières – ou du moins qui ne les stoppent pas. Le meilleur exemple nous a été donné tout récemment dans l’ouvrage exemplaire de David Thomson intitulé Les revenants : Ils étaient partis faire le jihad, ils sont de retour en France. Parmi les nombreux témoignages recueillis par l’auteur – le même dont se gaussaient sociologues, avocats et Dounia Bouzar sur le plateau de Ce soir ou jamais lorsqu’il annonçait, en avril 2014, que beaucoup d’exilés en Syrie avaient comme projet de revenir sur le territoire européen pour commettre des attentats –, il y a ce jeune, appelé Zoubeir, qui a passé une année dans les rangs de l’EI avant de rentrer en France et d’y purger une peine d’un an de prison. Très lucide, celui-ci déclare que ce sont précisément les propos visant à éviter les amalgames qui l’ont convaincu de stopper sa formation et de partir pour le djihad :

Mais surtout, il ne supporte plus les propos de ses professeurs sur les questions liées à l’islam. Des propos qui, pour échapper aux amalgames, visent à l’occasion de chaque attentat dans le monde à distinguer islam et jihadisme, mais produisent sur lui l’effet contraire à celui recherché en le renforçant dans ses convictions. “Plus ils me disaient c’est pas ça l’islam, plus j’étais convaincu du contraire. Pour les gens de cette idéologie, plus leurs ennemis, c’est-à-dire l’Occident, leur disent que c’est pas ça l’islam, plus ils sont convaincus du contraire. Ils disent que c’est un discours pour endormir les gens, pour vous encourager à rester ici, à être complètement passif par rapport à ce qui se passe dans le monde. Moi j’avais lu à ce moment-là une parole d’un livre d’Ibn Talib, c’était un des premiers califes. Il disait : “Si vous voulez savoir où est la vérité, regardez dans quelle direction vont les flèches des mécréants.”” Un jour, en cours de philosophie, inspiré par l’actualité, son professeur évoque un attentat très meurtrier commis par les shebab somaliens au Kenya : l’attaque contre le centre commercial Westgate de Nairobi. “Il a commencé à en parler en disant : “Voilà, ça, ça n’a rien à voir avec la religion, c’est plus une guerre contre les valeurs occidentales.” Moi, j’en pouvais plus d’entendre toujours ce même discours, voilà ça n’a rien à voir avec l’islam, non y a pas de motivation religieuse…” Ce jour-là, Zoubeir décide de claquer la porte de sa classe et de ne pas passer son bac. Aujourd’hui encore, il reste allergique au discours de ceux qui le journaliste Jean Birnbaum a surnommé les rien-à-voiristes, qui répètent en boucle “cela n’a rien à voir avec l’islam ou avec la religion ”. Car, à ses yeux, ce paradigme médiatique et politique, destiné à éviter tout amalgame avec les musulmans, est vain et contre-productif. “J’aime pas ces discours qui cherchent à les décrédibiliser en disant : “Non c’est pas ça, il n’y a pas écrit ça dans le Coran.” Un jeune, même si tu lui dis “non y a pas écrit ça”, il va aller se renseigner le type, il est pas con. Il va chercher s’il y a bien écrit ça et il va voir qu’il y a bien écrit ça. Il va prendre l’exégèse du Coran, il va prendre Ibn Kathir ou Ibn Abbas, un compagnon du Prophète, c’était le cousin du Prophète, et il va voir que oui, il légitime le combat contre des gens qui nous ont combattus, et ça aura servi à rien de dire qu’il n’y a pas écrit ça et que ça n’a rien à voir avec l’islam. Ces gens-là, ils attirent du monde en parlant avec des arguments religieux, ils parlent avec le Coran, ils parlent avec des dalil.” »  David Thomson, Les revenants : Ils étaient partis faire le jihad, ils sont de retour en France, pp. 104-106.

Zoubeir est présenté par David Thomson comme un jeune cultivé, plein d’humour, extrêmement vif d’esprit, possédant de vraies connaissances en sciences islamiques et n’ayant jamais eu de problème de délinquance. Un jeune francophone qui parle arabe, qui a eu une « enfance rythmée par une éducation religieuse très structurée », qui n’en peut plus de la France, de la société occidentale et qui aspire à autre chose. Quelqu’un qui, dès ses 16 ans, « est dans une quête d’absolu spirituel à laquelle ne répond pas la société contemporaine », qui ressent un manque, un vide spirituel à combler selon ses propres dires. Bref, tout sauf un « déséquilibré ».


[1] V. Legrand, Anti-Islamization of Europe’Activism or the Phenomenon of an Allegedly ‘Non-racist’Islamophobia: A Case Study of a Problematic Advocacy Coalition, in « New Multicultural Identities in Europe », Leuven University Press, 2014.

[2] https://www.youtube.com/watch?v=N5t0pH4cJMY

[3] http://www.liberation.fr/debats/2016/09/13/gabriel-martinez-gros-la-violence-de-daech-se-nourrit-de-notre-desarmement_1495837

[4] On ne saurait trop vous conseiller la lecture du Vertige de la force d’Étienne Barilier.

[5] http://www.allocine.fr/article/fichearticle_gen_carticle=18654436.html

[6] http://www.marianne.net/gouvernement-s-acharne-contre-film-salafistes-100244636.html

[7] http://television.telerama.fr/television/france-3-ne-diffusera-pas-salafistes-dans-le-contexte-actuel,137493.php

[8] Pour une analyse plus poussée de l’esthétique de l’invisible chez Bresson et Tarkovski, lire la thèse de doctorat de Bertrand Bacqué intitulée Filmer l’invisible. Vers une esthétique théologique :
le cinéma de Robert Bresson et d’Andrei Tarkovski.

[9] « Le Coran appartient au domaine du sacré, en pleine expansion dans le monde musulman. Nouri Bouzid pose une question presque tabou : ‘‘A-t-on le droit de travailler dessus ?’’ Pour lui, la réponse est oui; ‘‘seul un musulman peut en parler, pour être efficace, et de l’intérieur, sans être taxé d’islamophobie. La critique de l’idée que le Coran est valable partout et tout le temps, était essentielle pour expliquer le terrorisme. Dans la 2e partie du Coran, le Djihad est une thèse récurrente, omniprésente. Il fallait prendre le risque d’en parler, en se basant sur le principe de la laïcité. Parler de ça était pour moi une urgence, avant d’arrêter de faire des films. D’ailleurs le titre original de Making Of est Le dernier film.’’ » Source : allocine.

[10] http://www.france24.com/fr/20130219-chevaux-dieu-je-voulais-pas-filmer-islamisme-caricatural

[11] Toutes les citations de Bruno Dumont sont tirées de l’entretien avec Philippe Rouyer dans les bonus du Blu-ray d’Hadewijch édité chez blaq out.

[12] http://www.atlantico.fr/pepites/salman-rushdie-accuse-islam-dans-monde-488733.html

[13] Étienne Barilier, Vertige de la force, Paris : Buchet Chastel, 2016, p. 112

3 commentaires »

  1. Qu’on y voit un cerveau « prédéterminé » par l’évolution ou « créé » par Dieu, il n’empêche que l’homme, depuis la nuit des temps, est en perpétuelle quête de transcendance et de sens, une quête fort peu soutenue par la société consumériste et matérialiste occidentale.

    Analyser les phénomènes sociaux en enlevant ce fait de l’équation ne peut qu’accoucher de solutions partielles ou erronées.

    Merci de nous le rappeler!

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