2017 n’aura certainement pas été l’année des blockbusters. Entre des suites stériles, un Wonder Woman hideux, le naufrage de Justice League, l’avortement par Universal de son « Dark Universe » suite à l’échec […]
2017 n’aura certainement pas été l’année des blockbusters. Entre des suites stériles, un Wonder Woman hideux, le naufrage de Justice League, l’avortement par Universal de son « Dark Universe » suite à l’échec de The Mummy et un Star Wars qu’on préfère oublier, les superproductions très attendues ont effectivement brillé par leur médiocrité. Sauf exception (nous pensons notamment à Dunkirk, War for the Planet of the Apes, Logan et Baby Driver), l’année qui vient de se terminer rappelle la nécessité de sortir des sentiers ultra balisés pour dénicher de la qualité. Plus que jamais, notre désormais traditionnel dossier sur « les autres films qui ont fait l’année » nous semble donc faire sens. Bien entendu, nous ne revenons pas ici sur des titres déjà traités dans le courant de l’année, mais cela va de soi que des Lucky, Laissez bronzer les cadavres !, Valley of Shadows, Petit paysan, Contes de Juilletainsi que tous nos coups de coeur du NIFFF comptent parmi les plus belles choses vues en 2017.
Le soleil se couche sur Darndale, banlieue nord de Dublin typique, avec ses interminables pâtés de maisons étroites et identiques, ses pubs, ses fêtes privées, ses gens normaux et ses petits gangsters du dimanche. Jason Connolly est l’un d’entre eux. Il déambule avec ses amis, désœuvré, dans les rues tranquilles de son quartier, arborant fièrement ses survêtements de marque et sa coupe de cheveux inimitable. Il vend quelques sachets de drogue aux voisins, puis, petit à petit, commence à marcher sur les plates-bandes du caïd local, qui lui conseille de rester à sa place. Son audace téméraire initiera une spirale de violence implacable…
Réalisateur indépendant opérant aux marges de la petite industrie irlandaise, Mark O’Connor signe ici un film de genre faisant suite aux nerveux Between The Canals (2010) et King of the Travellers (2012), qui exploraient d’autres branches du monde criminel irlandais. Cette fois, le cinéaste s’intéresse aux jeunes banlieusards dublinois piégés par une économie qui ne propose qu’une échappatoire : le marché de la drogue. Parqués dans des constructions mitoyennes étouffantes, avec la rue comme seul univers d’épanouissement, ils existent en dehors d’un système qui n’a que faire d’eux (les flics les méprisent par principe, les services sociaux sont insensibles à leur sort). Malhabiles, inexpérimentés, rêveurs et surtout incorrigibles : ces « gangsters en carton » sont devenus l’image que projette l’Irlande sur l’atlas de la criminalité mondiale. Tout irrécupérables soient ces petites frappes qui n’aspirent pas à grand-chose d’autre qu’une bouteille de binouze gratuite et qu’une paire de fesses consentantes, leur médiocrité en fait inévitablement des figures cinématographiques palpables, familières, auxquelles il est incroyablement aisé de s’identifier. Bien sûr, la véritable mafia irlandaise veille toujours, protégeant ses terres avec fermeté, et reléguant les jeunes paumés comme Jason à l’abattoir sacrificiel dominant la profession. Plus appliqué qu’avant, le réalisateur signe un thriller de petite envergure poignant, porté par un acteur principal, John Connors, d’un charisme remarquable. Il transmet parfaitement l’idée que les voyous irlandais de dernière génération conservent une différence majeure avec les racailles continentales d’aujourd’hui : un certain code de l’honneur continue d’être appliqué. Qu’il garantisse leur inéluctable périclitement importe finalement moins que de s’être senti appartenir, même éphémèrement, à cette grande famille criminelle. Une vie gâchée ? Question de point de vue.
Ryoo Seung-wan est-il inarrêtable ? Le réalisateur semble sur la pente ascendante depuis des années et ne montre encore aucun signe de faiblesse. Enchaînant les films et les genres sans effort (film de sport, fresque urbaine ultra-violente, parodie, polar juridique, thriller d’espionnage international et actioner méga burné, pour ne citer qu’eux), voilà que le nouveau roi du box-office coréen s’attaque au film historique nationaliste, un genre quasiment à part entière dans le pays, surtout lorsqu’il s’agit de se venger artistiquement des Japonais. Avec son succès et sa notoriété grimpante, Ryoo a donc sans doute eu les mains assez libres pour adapter un épisode fondamental de la mémoire nationale coréenne, à savoir la tentative d’évasion des travailleurs forcés de l’île d’Hashima durant la Seconde Guerre mondiale
Et le moins que l’on puisse dire, c’est que ce succès majeur de l’industrie coréenne écrase implacablement la concurrence sous une maîtrise narrative à toute épreuve. Les personnages, loin des sempiternels sentiments mélodramatiques du cinéma américain (voire pire, chinois), se définissent avant tout par leur volonté de survivre et de s’échapper, et même lorsqu’ils sont au pied du mur, le cinéaste évite tout atermoiement pour se concentrer sur la tension dramatique. Livrés à eux-mêmes dans un environnement insalubre et impitoyable, ils se soumettent à une nouvelle loi de la jungle qui différencie violemment les vainqueurs des vaincus (une scène de combat à mains nues, particulièrement brutale, vient redéfinir la hiérarchie chez les prisonniers coréens en milieu de métrage). Sans grande surprise, le film manque quelque peu de nuances dès lors qu’il s’agit de dépeindre les Japonais, grands bourreaux de l’histoire de Corée. Qu’à cela ne tienne, Ryoo embrasse sans réserve les codes qu’il manipule, car non seulement ce travers est si profondément inscrit dans le genre (rappelez-vous The Admiral: Roaring Currents) qu’il est considéré comme un poncif incontournable, mais il ne parasite jamais ici une narration de haute volée. Lorsqu’arrive l’acte final, le spectateur hypnotisé est à point pour vivre l’expérience d’une des plus grandes scènes de guerre jamais filmées, impitoyable et enivrante. La spatialisation irréprochable décuple d’autant plus l’impact de la séquence, et achève d’inscrire The Battleship Island dans les annales du cinéma coréen.
Il y a au moins deux éléments déclencheurs à Kuso. En premier lieu, la découverte enthousiaste par Flying Lotus de The Chickening et ses sortilèges digitaux frisant l’indigestion. En second, la boutade déplacée d’un médecin alors qu’il inspectait, à des motifs d’inquiétude du patient, son urètre : « Alors comme ça on est une célébrité musicale ? » Le premier film du musicien (le pseudo Steve choisi pour l’occasion n’aura pas vraiment pris) exprime simultanément une peur des maladies sexuellement transmissibles et la fréquentation du genre de rêves anxieux éventuellement favorisés par les substances illicites. Trip criard, scato, décousu, Kuso témoigne du désarroi d’un enfant intérieur projeté dans l’enfer sur terre d’une âme dissolue. Une dialectique du grotesque et de la transcendance, du sublime et du putassier qui s’exprimait dans sa musique (et plus généralement dans la sensibilité de l’écurie Brainfeeder) couve sous un dégueulasse et un kitsch assumé. Cette surcharge témoigne elle-même du degré de causticité désespérée et de surréalisme kamikaze ici pratiqués par FlyLo et ses amis. À tenter au moins une fois.
Deux films en un avec (en une manière très Bergman) un générique au milieu : Youg-hee (Kim Min-hee), que nous apprendrons sur le tard être actrice de son métier, erre près des plages hambourgeoises, accompagnée d’une amie, faisant le deuil d’une relation avec un cinéaste plus âgé. Le couple allemand les accueillant fait les frais, dans la langue maternelle de leurs invitées, du désabusement de la jeune femme. Retour en Corée du Sud, où d’anciennes fréquentations la traitent poliment en paria. Peinant à se reconstruire, elle confronte d’abord un groupe d’amis à ce qu’elle estime leurs manquements (en ce qui se conclue en une assemblée de galoches laissant un esseulé apparemment visé comme tel), puis le grand homme, publiquement attaqué pour l’instrumentalisation séductrice de son propre tourment, la manière dont il se nourrit en privé des beautés qu’il emploie. L’intrigue même de Seule sur la plage la nuit, plus sombre et douloureuse des réussites récentes que Hong enquille, pointe à un hors-champ, à savoir sa propre relation avec Kim Min-hee, ayant fait la une des tabloïds coréens et valu à l’actrice une humiliation médiatique. Psychodrame d’obédience bergmanienne, le film résonne violemment, par une sensibilité sociale du cinéaste insuffisamment relevée dans les éloges rôdés de ses marivaudages, avec les enjeux de l’époque quant à la place et la dignité des femmes dans l’univers des arts et du spectacle.
2002, dans la Sacramento catholique. Christine (Saoirse Ronan), 17 ans, adolescente en constante invention d’elle-même qui tient à se faire appeler Lady Bird, a des rêves de grandeur, impliquant New York et les planches. Se posent la question des finances, d’une famille non pas tant insuffisamment que maladroitement supportrice de ses aspirations (à qui elle le rend du reste bien), de ses résultats scolaires laissant à désirer, de son sens vacillant des réalités, d’amitiés en péril et d’un éveil difficile à sa propre sexualité. Greta Gerwig, elle-même issue de Sacramento, dresse un portrait semi-autobiographique d’une quête de soi juvénile se butant à l’inertie du monde provincial. La création d’un double inversé (que serais-je devenue si je m’étais plantée ?), soutenue par un réalisme psychologique et un sens de la satire observatrice doit à une méthode développée avec Noah Baumbach. Quelque chose de Kenneth Lonergan, ses portraits empathiques et non-idéalisés de la province, de l’âge adolescent, plane sur cette vision tragi-comique de la vocation artistique avant une quelconque confirmation. Si le scénario et la mise en scène suivent parfois des recettes du premier indé pas trop fauché, que Saoirse Ronan prend par moments son rôle « par en-dessus », l’implacable (mais soucieuse) honnêteté de Gerwig en fait une cinéaste à passionnément suivre et saluer.
La jeune Emily Dickinson se voit, pour son athéisme revendiqué et inexcusé, expulsée du séminaire qui devait faire son éducation. Elle est reprise par un giron familial simultanément aimant et étouffant que, par aléas et dysfonctions, son frère et sa sœur échoueront également à quitter pour trouver une indépendance. La vie de la poétesse en Nouvelle-Angleterre au XIXe Siècle est, dans les grandes lignes, sinistre : tout juste publiée de son vivant (moins d’une dizaine de poèmes sur des centaines), elle s’isole, devient une recluse cultivant un rapport phobique au monde extérieur, subissant des affronts relativement quotidiens à l’intérieur. Elle mourra d’une agonie lente et éprouvante. Terence Davies ne cache rien de tout cela, mais fait sur cette trame un pari : elle était une femme extrêmement marrante. Que se passe-t-il quand un poète élégiaque se découvre, à passé 70 ans, être fondamentalement un type drôle ? La réponse par ce film sidérant, autoportrait déguisé au féminin d’un homme malheureux en amour, n’ayant pas eu la reconnaissance artistique que son talent, maintes fois prouvé, appelait. Qui en conçoit moins de l’amertume ou de l’auto-apitoiement qu’un humour ravageur. Le rapport au passé du cinéaste, sa minutie d’esthète, ne doivent pas l’occulter : Terence Davies est un révolté. Il reconnaît en Dickinson un double, ce que la sœur du personnage décrit comme un cas désespéré d’intransigeance morale. Ses saillies d’esprit, la vanne impassible en toute occasion (que Cynthia Nixon soit une rescapée de Sex & The City n’est à cet égard pas parfaitement hasardeux) témoignent d’un rapport au monde, à une époque, le refus de prendre au sérieux une classe qui s’autodétruit, sa corruption quotidienne et ses valeurs hypocrites. Méditation sur le pouvoir et les limites de la comédie, A Quiet Passion débouche sur un mélo âpre, furieux, un cri intérieur traduit en éclat de sarcasmes aux résonances proprement cosmiques. Terence Davies n’a jamais été à la mode, il n’a pas cessé de travailler, de hausser son exigence et son raffinement. Il est aujourd’hui, alors que l’ordre néo-libéral – dont les tenants culturels l’ont systématiquement snobé – va à vau-l’eau, au sommet de son art. Explorant le passé, il fait œuvre pour le futur. Tout cela en fait a l’air de bien l’amuser.
Au loin ronronne une génératrice, le temps d’allumer des bâtons d’encens et d’effectuer une prière, un jeune homme s’équipe d’un casque et d’une lampe frontale. Après avoir fait le tour d’un campement de fortune, il s’engouffre lentement à plusieurs dizaines de mètres sous terre, sans aucune autre sorte de protection.
Quelque part au nord de la Birmanie, perdus dans une forêt, ils sont nombreux à tenter d’échapper à la pauvreté en minant de l’ambre, abondante dans la région. Mais aux dangers inhérents à leurs expéditions souterraines s’ajoute une autre menace, celle de l’armée du gouvernement birman. En effet, ces mineurs travaillent au cœur du territoire contrôlé par « l’Armée pour l’indépendance kachin », une organisation nationaliste luttant pour l’indépendance du Kachinland et de la minorité ethnique jingpo, principalement chrétienne. Après un cessez-le-feu conclu en 1994, les combats ont repris en 2011, rendant la région particulièrement instable. Ainsi, ces jeunes travailleurs développent des stratégies pour savoir s’ils peuvent sortir de leur mine en toute sécurité, et lorsqu’ils s’endorment, c’est avec la peur de l’imminence d’une attaque de l’armée gouvernementale.
Pour son premier long-métrage, le documentariste birman Lee Yong Chao a fait le pari de l’immersion totale. Rythmé par d’impressionnants plans-séquence, son film scrute avec patience les activités qui font les journées de ces jeunes mineurs. Les accompagnant nuits et jours, Lee Yong Chao se donne le temps, épouse l’allure des hommes qu’il filme, nous permettant ainsi de prendre la mesure d’un lieu et de faire l’expérience de cette vie quasi monacale. Sans articuler de propos et ne basculant jamais dans le didactisme, il parvient à nous plonger au cœur de ce quotidien besogneux. Ici, le temps s’écoule différemment, comme en témoigne cette longue traversée de la jungle pour aller chercher de quoi réparer les machines endommagées suite à l’inondation de la mine.
Plus que leur labeur, c’est bien les rêves de ces mineurs que capte la caméra de Lee Yong Chao. Au détour d’une conversation ou d’une chanson, alors qu’ils partagent un repas, se reposent, font leur lessive, nous comprenons à quoi aspirent ces individus, dont certains ont quitté leur emploi aliénant à Taïwan. S’ils restent dans cette région désertée depuis 2013, c’est bien pour tenter de s’extraire de leur condition et pour nourrir leur soif de liberté. Blood Amber leur rend un hommage aussi touchant qu’authentique.
Lorsqu’on programme des films pour des festivals, certaines données nous réjouissent plus que d’autres. Le rêve secret (et narcissique) du sélectionneur étant toujours de découvrir LA perle, tomber sur un premier film, africain, de Zambie, réalisé par une femme, nous rappelle ce jour où le tribolo affichait trois fois CHF 6.- . Ensuite on appuie sur play.
Shula n’a que 9 ans lorsque les hommes de son village l’accusent de sorcellerie et l’envoient dans un camp, pour rejoindre les femmes de son espèce. Librement inspiré du conte La Chèvre de Monsieur Seguin, I Am Not A Witch, de Rungano Nyoni est de ces films qui fascinent par leur exotisme et bouleversent par leur proximité. On peut évidemment s’attarder sur le casting, le regard de la très jeune Margaret Mulubwa crève le cœur et l’écran, mais la réussite du film tient dans l’utilisation de tout ce qui constitue le cinéma. Élaborer et lier une idée visuelle à un symbole : dans tous les plans, un immense ruban vole au vent mais prive toute sorcière de sa liberté, ancrer un conte, tradition orale, dans une réalité géopolitique, et renvoyer par miroir le spectateur au touriste blanc, qui dévisage la sorcière comme on regarde ce film. Travailler l’espoir et le désir en hors champs, par touches sonores puis balancer un « American Boy » pour faire basculer le récit dans le contemporain, pour que chacun (ici surtout chacune) recouvre son idée de la liberté.
Le tribolo gagnant, pour ce film, c’est une sélection à Cannes, Toronto et à Sundance. Et pour de vraies bonnes raisons.
A Ciambra, Jonas Carpignano, Italie, États-Unis, France, Suède, Allemagne, Brésil
Pio a 14 ans et veut grandir vite. Comme son grand frère Cosimo, il boit, fume et apprend l’art des petites arnaques de la rue. Et le jour où Cosimo n’est plus en mesure de veiller sur la famille, Pio va devoir prendre sa place. Mais ce rôle trop lourd pour lui va vite le dépasser et le mettre face à un choix déchirant.
Lorsque ce film a été projeté au cinéma CityClub en octobre dernier, une fidèle spectatrice m’a interpellée sur sa programmation. Elle trouvait que l’image qu’il véhiculait de la communauté rom était épouvantable. Sa vive réaction m’a poussée à réfléchir sur mon élan pour ce second film italien. Voici la réponse que je lui ai fournie. Je pense que A Ciambra est un film éminemment moderne, qui joue avec tous les codes du cinéma. Ceux du documentaire : le réalisateur a rencontré cette famille alors qu’il tournait son film précédent (Mediterrana). Il était si inspiré qu’il leur a écrit une fiction. Ils sont donc là, eux-mêmes, dans leurs propres décors, mais le récit est le fruit de l’imagination de Jonas Carpignano. Sur ce point je dois dire que j’ai une immense tendresse pour Pio, sa façon de fumer, ses gestes, sa langue, sa manière de jouer aux grands alors qu’il est petit. C’est pour moi du grand cinéma que la construction de ce personnage, réel, en fiction. A Ciambra joue également sur les codes du cinéma de genre – c’est probablement pour cela que Martin Scorsese en est devenu co-producteur – c’est un film de gangster, avec tout ce que cela implique de clichés… Les exemples ne manquent pas, les mafieux, les brigands, les gangsters… tant de mythes que le cinéma aime utiliser, tordre, s’approprier. Il joue enfin sur les codes du coming of age, des récits d’initiation, des films sur le passage à l’âge adulte : et c’est en cela que le héros nous déçoit, qu’on est (ô combien) fâchés qu’il trahisse. Il choisit (sur cette bande-son incroyable) le monde adulte, délaisse les enfants. C’est le début des ennuis, la fin de la naïveté, on ne joue plus, on devient le mal. À mon avis ce film ne cherche pas à traiter des Roms. Il prend tout cela comme contexte pour une fiction, pour jouer avec les codes, construire des personnages, faire jouer des acteurs non professionnels, tout ce qui constitue le cinéma que j’aime et souhaite partager sur l’écran du cinéma CityClub.
Qu’ils soient d’intérieur ou de gouttière, les chats seront toujours des chats. Cette différence entre intérieur et extérieur n’existe d’ailleurs que de notre côté du globe. À Istanbul, les chats (kedi en turc) sont partout chez eux et cela semble réussir à tout le monde. Là-bas, ils n’appartiennent à personne, si ce n’est à eux-mêmes, mais savent néanmoins faire confiance aux humains dignes d’eux, avec qui ils partagent cette belle et vieille cité. Ils sont le symbole d’une nature ancienne, douce et sauvage, un symbole d’où Kedi tire toute sa beauté.
Que ce soit au ras des trottoirs ou depuis les cieux vermeils d’Istanbul, la réalisatrice turque Ceyda Torun nous emmène, pour son premier film, à la découverte de ce peuple félin insoupçonné qui rythme pourtant la vie de la métropole et de ses habitants. Pour ce, elle a suivi plus de trente-cinq chats pour n’en filmer finalement que neuf et n’en garder que sept au montage. Qu’il s’appelle Sari, Bengü ou Gamsiz, chacun d’entre eux devient ainsi le personnage principal d’une histoire passionnante et émouvante, où l’homme et le félin se complètent. Si l’homme offre un abri temporaire au chat et le nourrit (tout en lui laissant sa liberté), le félin, lui, sert de thérapie à l’homme, en lui offrant calme et recul face aux difficultés de la vie, souvent liées à la trop rapide modernisation d’Istanbul et à la pauvreté qui en découle. Le coup de génie de Torun réside ainsi dans son choix de faire de cette précieuse relation d’entre-aide, le propos principal de Kedi et d’en parler avec poésie et sensibilité. Il n’est ici jamais question d’intellectualisation, mais bien au contraire d’instinct et de sentiments entiers, à l’image du caractère félin.
C’est d’ailleurs dans ce même souci d’immersion que la réalisatrice se place littéralement au niveau des chats, quitte à se mettre dans leurs coussinets. La caméra passe ainsi de derrière leurs épaules à l’arrière leurs propres yeux, tout en n’ayant jamais peur de monter sur les toits de la ville ou de s’aventurer dans les ruelles les plus reculées. Plusieurs harnais, plates-formes et perches ont dû être inventés et crées pour le film. Le résultat en est saisissant. L’immersion technique est à la hauteur de l’immersion psychologique. Ceyda Torun nous met donc dans la peau de ces chats qui, entre harmonie et liberté, ont trouvé l’équilibre parfait pour vivre dans l’une des plus anciennes cités de notre monde.
Depuis bientôt deux ans, le mouvement de danse new-yorkais kiki explose et s’expose au grand-jour. Révolutionnant l’héritage de ses prédécesseurs (le ballroom et le voguing), il apporte à cette danse inspirée des poses manequinesques une plus grande fantaisie de gestes et de costumes, et y attache, aussi et surtout, un engagement politique et social assumé, répondant aux oppressions grandissantes que subissent les communautés LGBT noires. Et si on parle aujourd’hui autant de ce mouvement, c’est en partie grâce au documentaire Kiki qui, depuis sa sortie, éveille et sensibilise les consciences à ce nouveau phénomène et aux messages qu’il véhicule.
Contactée par Twiggy Pucci Garçon, le plus influent des leaders du mouvement, la documentariste suédoise Sara Jordenö nous entraîne dans l’univers haut-en-couleurs de la scène kiki new-yorkaise. On y découvre plusieurs communautés de jeunes noirs LGBT qui se rassemblent en « maisons » pour parfaire leur chorégraphie, leur gestuelle, leur attitude et leurs extravagants costumes, en vue de l’important concours annuel, où toutes les « maisons » s’affrontent dans la joie et la bienveillance. Chaque rassemblement est ainsi l’occasion de s’exercer, de s’entre-aider, de s’amuser, de se surpasser, mais aussi de trouver un soutien concret face aux difficultés du quotidien. Ces jeunes ont, en effet, dû affronter le racisme, l’homophobie et la transophobie pour assumer leur sexualité et rester fidèles à eux-mêmes. La solitude, l’exclusion, le rejet (notamment familial), les maladies, les problèmes de drogue et la vie dans la rue sont autant de blessures qui les ont malgré tout fait avancer et amenés au mouvement kiki, au sein duquel ils ont pu trouver un abri, un endroit où se sentir compris, respectés, où ils ont pu s’exprimer artistiquement et enfin être eux-mêmes.
Au-delà de la danse et du show, Kiki met donc le doigt sur un important problème, au centre duquel des individus se battent constamment contre les dictats de la société. En nous proposant une galerie de personnages fascinants et émouvants, tout en nous immergeant dans la frénésie des bals kiki, Sara Jordenö capture tout un pan de vérité et de vie qui n’aura de cesse de résonner dans nos esprits. Kiki est une ode superbe à la différence et à l’acceptation de soi et des autres.